LE MAÎTRE ET MARGUERITE, Mikhaïl Boulgakov Fiche de lecture
Récits emboîtés
Bien que l'histoire de Pilate corresponde apparemment avec le roman du Maître, le principe d'emboîtement est ici plus complexe qu'une simple mise en abyme, puisque les quatre chapitres « antiques » (chap. ii, xvi, xxv et xxvi), qui peuvent être mis bout à bout et forment un tout stylistiquement homogène, se présentent comme émanant de trois sources différentes (le récit de Woland, le rêve d'Ivan et le roman du Maître proprement dit). Cette coïncidence confère au récit inclus le statut d'un texte existant de toute éternité, d'une sorte d'évangile apocryphe qui a le diable pour garant. Cet évangile a ceci de particulier que, tout en se donnant pour une vérité révélée, il offre de la Passion un récit historique et psychologique ayant pour héros Pilate – point de vue moderne choisi aussi par Anatole France et Paul Claudel – et qui non seulement s'écarte des Évangiles canoniques, mais est dénué de toute transcendance, puisqu'il n'y est pas question de résurrection. Les deux protagonistes des chapitres « antiques » existent pourtant dans une autre dimension, celle de l'éternité, sans qu'il soit établi de relation entre les deux, dichotomie qui témoigne d'une double influence de l'approche rationaliste de l'écrivain français Ernest Renan dans sa célèbre Vie de Jésus (1863) et de la gnose chrétienne. La complémentarité entre les deux plans du Maître et Marguerite, que relient un grand nombre de leitmotive communs, inverse ainsi les repères traditionnels : le surnaturel absent de Jérusalem envahit le quotidien moscovite, l'histoire de Yeshoua ne dure qu'une journée et le sabbat moderne trois jours. Quant aux prodiges de Woland et de sa suite, ils parodient à la fois les agissements du pouvoir soviétique (disparitions inexpliquables) et la symbolique chrétienne.
Cet art de juxtaposer les époques fait de Boulgakov l'héritier des romantiques allemands (notamment de Hoffmann, son écrivain favori) et de l'âge d'argent russe, auquel l'apparente aussi son goût de la parodie et de la citation. Le Maître et Marguerite, dont le ton, dans les chapitres moscovites, doit aussi beaucoup à Gogol, brasse de multiples réminiscences littéraires et musicales décalées, inversées et redistribuées, à commencer par celles des Faust de Goethe et de Gounod : c'est ici Marguerite l'élément actif, qui conclut un pacte avec le diable afin de sauver son amant. Quant à Woland, le personnage qui a suscité le plus de polémiques, il incarne les puissances de l'irrationnel où prennent leur source l'art et l'amour fou et qui offrent au créateur une revanche contre l'oppression – cette revanche jubilatoire confère au Maître et Marguerite tout à la fois la puissance d'une grande œuvre moderne et l'alacrité d'un grand roman populaire.
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Écrit par
- Laure TROUBETZKOY : Agrégée de russe, docteur en études slaves, maître de conférences de russe à l'université de Paris-Sorbonne
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