LE MAL DU PAYS. AUTOBIOGRAPHIE DE LA BELGIQUE (P. Roegiers)
En 1978, dans Six Personnages en quête de belgitude, la Belgique « qui n'existe déjà (peut-être) plus » est, pour Patrick Roegiers, « avec toutes ses petitesses et ses insuffisances », un pays porteur « de charmes, d'urgence et de vitalité ». Vingt-cinq ans plus tard, le concept de belgitude était devenu le fait de « bas-bleus » soucieux de « déballer leur malaise et leur bourdon à l'égard d'un pays qu'ils vénèrent, mais qui est hélas ! réputé mal défendre ses artistes, ses plumitifs en vue et ses esprits pointus ». De Pauvre B. (1978), pièce de théâtre où Roegiers évoquait le séjour de Baudelaire en Belgique, au Mal du pays il y a une même matrice symbolique, une fabuleuse haine-amour de soi où l'image de l'Autre (la France) joue un très grand rôle. Antérieure à son départ pour la France, la vision qu'il donne de la Belgique est donc plus personnelle et imaginaire qu'historique ou scientifique. Le sous-titre, Autobiographie de la Belgique, va dès lors de soi.
L'Avant-Propos du Mal du pays (Seuil, Paris, 2003) est consacré à la mort du père de l'auteur, homme qui a « oublié son prénom, son nom propre, le (m)ien même qu'il ne savait plus prononcer, et ne parlant plus la langue de personne », et qui évoque aussi pour son fils le « pays de Belgique sombrant de manière inexorable dans un fond qu'il avait lui-même creusé ». De là, on passe à la différence entre Belgique et France, et à l'amnésie propre à la Belgique. Un thème que les tenants de la belgitude avaient largement développé, mais qu'avec les années et les analyses, ils ont dû quelque peu nuancer.
La forme de l'abécédaire, choisie par Patrick Roegiers, lui permet de faire se succéder, sans avoir à les hiérarchiser ou à les articuler – mais dans une sorte d'ordonnancement toutefois –, les éléments qui composent son imaginaire. Fait de divagations parfois follement inventives ou émouvantes, mais aussi d'appropriations encyclopédiques plus que narcissiques, d'adulations ou d'exécrations, mêlant la mémoire profonde d'un enfant de la petite bourgeoisie libérale belge aux pires poncifs français sur le royaume, le livre convie le lecteur à une promenade au pays de Magritte et de Misonne, de Claus et de Panamarenko, mais aussi au plus intime des hantises propres à l'auteur de La Géométrie des sentiments.
Si l'on constate des erreurs de fait (pour les dates, notamment), des interprétations fantaisistes (à propos de la construction d'Orlamonde, la villa près de Nice où Maeterlinck vécut de 1930 à 1949), l'utilisation tendancieuse de citations (les propos de Georges d'Eekhoud, en 1879, sur la littérature nationale, sont contredits par d'autres) ou le choix de la dérision touchant des mots lourds de sens dans l'histoire (l'unionisme), force est aussi de se dire que là n'est pas le véritable enjeu du Mal du pays. Et que le plus intéressant se trouve dans les notices pleines d'adhésions et de passion que Roegiers consacre à tel ou tel artiste, comme dans la fantasmatique verbo-motrice qui anime tout le livre. Reste, comme G. van Istendael l'a écrit, « qu'il est préférable que le lecteur francophone laisse de côté toutes les notices se rapportant au néerlandais ou au flamand, qui ne contiennent que des absurdités ».
Patrick Roegiers est à son meilleur dans l'évocation de souvenirs heureux des enfances d'après guerre (saint Nicolas) ; les morceaux de bravoure où fatrasies et jeux de mots s'en donnent à cœur joie (les 100 raisons pour lesquelles Brel est Belge) ; les jeux de doubles, hantise profonde de l'auteur (la comparaison Magritte-Delvaux ne manque pas de sel, celle qui concerne Flamands et Wallons relève davantage du cliché) ; les projections lyriques consacrées à tel ou tel « grand » (Michaux).[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Marc QUAGHEBEUR : directeur des Archives et du musée de la Littérature, Bibliothèque royale Albert-Ier, Bruxelles
Classification