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LE MANUEL DES INQUISITEURS, António Lobo Antunes Fiche de lecture

Un « délire contrôlé »

Méthodiquement, en dépit de l'élan apparemment désordonné des mots, Lobo Antunes s'emploie, de roman en roman, à mettre à nu les obsessions qui l'habitent comme autant de blessures jamais refermées, de pertes subies. Elles ont nom violence, folie, trahison, solitude, peur... Dans le même temps, le psychanalyste qu'il est fait bénéficier son art romanesque des techniques de sa discipline : « L'écriture est un délire contrôlé », dit-il. Le Manuel des inquisiteurs en offre la démonstration éclatante.

La première scène du roman nous introduit dans un tribunal, à Lisbonne, où va être prononcée une sentence : un jugement de divorce dont la conséquence est la condamnation à mort d'un domaine sur la rive sud du Tage, autour duquel gravitent tous les personnages du roman. À tour de rôle, les acteurs principaux prennent la parole, s'adressant à un auditeur hors champ – le romancier ? –, dont quelques indices nous laissent supposer qu'il enregistre leur déposition. Ces personnages prennent en charge des fragments d'une histoire dont ils donnent chacun leur version. Ils sont relayés par des acteurs secondaires, dans des chapitres qui s'intitulent alternativement « Récit » et « Commentaire ». Chaque chapitre constitue une unité narrative indépendante, qui se referme sur elle-même et accentue l'idée de clôture. Les hommes jamais ne peuvent se rejoindre les uns les autres, l'idée de l'amour est une idée perdue. Contrariant ce rythme binaire, répétitif, les unités narratives forment des groupes de trois dans cinq parties ou chants, tels les chants d'une épopée, dont les titres – « La malice des objets inanimés », ou encore « Oiseaux presque mortels de l'âme » – guident le récit vers l'imaginaire ou le fantasme.

L'ordonnance du récit est pervertie par le désordre d'un discours éclaté. Les temps se chevauchent, des voix se superposent à la voix du récitant, qui reste provisoirement en suspens. Un tissu serré d'images semble compenser les lacunes de la mémoire ou de la conscience. La métaphore sape le réalisme. Mais en même temps, Lobo Antunes construit un univers romanesque où choses, gens et terres ont une présence concrète dans un monde de la destruction et de la condamnation. Cette présence des personnages tient à leurs contradictions, à leur trouble.

Le Manuel des inquisiteurs, comme tous les grands livres, ne se raconte ni ne se résume. Il faut se plier à son ordre et à son désordre, en épouser les fantasmes, en subir les déchirures. Rien de manichéen, de blanc ni de noir dans ce roman admirable.

— Alice RAILLARD

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Écrit par

  • : Grand prix national des Lettres (traduction) 1990, responsable littéraire du secteur de langue portugaise aux éditions Gallimard

Classification

Média

António Lobo Antunes - crédits : Eric Robert/ Sygma/ Getty Images

António Lobo Antunes