LE MÉCANO DE LA "GENERAL", film de Clyde Bruckman et Buster Keaton
S'adapter pour gagner
Comme dans tous les longs-métrages de Keaton, le maître-mot est l'adaptation. Johnnie appartient à cette lignée de personnages keatoniens qui font preuve d'une ahurissante faculté d'apprentissage aussitôt qu'ils se sont assigné un but – en général, la maîtrise d'une profession ou le consentement d'une belle, les deux étant comme ici très souvent associés. Tout ce que tente Johnnie échoue la première fois pour réussir cependant la seconde, la chance suppléant éventuellement à l'imprécision de l'ajustement aux circonstances : tirer un coup de canon, charger du bois dans le tender, courir avec un sabre... Annabelle même est contaminée par cette furia adaptative puisqu'il ne lui faut que quelques minutes pour apprendre à conduire la General... Tout ce qui ne sert pas directement le but que le héros s'est fixé, dans ces conditions d'urgence, est écarté ou ignoré. C'est ainsi que la guerre elle-même n'intéresse absolument pas Johnnie, jusqu'à ce qu'Annabelle s'avise de lier son « oui » à quelque fait d'armes. Le dernier plan du film résume très bien cette conception hautement téléologique de l'existence : devenu lieutenant, Johnnie couvre Annabelle de baisers tout en saluant mécaniquement, sans même leur jeter un regard, les soldats qui passent près de lui. La guerre n'aura pas été une fin mais un moyen. Et, pour donner toute sa dimension originale (sinon comique) à cette attitude du héros, Keaton en tant que réalisateur va mettre un point d'honneur à soigner la reconstitution historique.
La passion amoureuse, comme dans cet autre film à gros budget sur la guerre de Sécession qu'est Autant en emporte le vent (Gone With the Wind, 1939) de Victor Fleming, apparaît d'autant plus grande qu'elle se déroule sur fond d'événements qui devraient normalement la reléguer à l'arrière-plan. À l'inverse de Fleming, cependant, Keaton considère avec une certaine ironie à la fois le cinéma à gros budget et la passion patriotique. Ainsi la chute du train nordiste, qui passe pour le plan le plus cher de l'histoire du muet, n'est-elle pas une apothéose grandiose (comme l'est l'incendie d'Atlanta dans Autant en emporte le vent), mais survient au détour d'une pause dans le récit, sous le prétexte dérisoire d'une simple erreur d'appréciation comme les personnages de Keaton en font sans cesse : le commandant du convoi a estimé le pont suffisamment solide pour supporter le poids d'un train, or ce n'était pas le cas... Plus que les déboires personnels, maintes fois soulignés, c'est sans doute ce genre d'ironie hors-norme qu'il faut avancer pour expliquer la mise au ban de Keaton par Hollywood.
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Écrit par
- Laurent JULLIER : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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