LE MEILLEUR DES MONDES, Aldous Huxley Fiche de lecture
L'enfer du Paradis
Qu'il en dessine un contre-modèle (utopie) ou qu'il en annonce une sinistre évolution déjà en germe (dystopie), le roman d'anticipation engage presque toujours une critique du monde contemporain. Écrit à la suite du traumatisme encore vif de la Première Guerre mondiale, au lendemain de la crise de 1929, en pleine révolution productiviste (sous le double patronage de Taylor et de Ford), et alors qu'un peu partout en Europe les partis extrémistes s'apprêtent à prendre le pouvoir, Le Meilleur des mondes se veut la préfiguration on ne peut plus pessimiste d'une société sur le point d'advenir, à la fois déshumanisée sous l'emprise de la techno-science, standardisée – l'individu n'est plus qu'un rouage dans le système de production –, et en perte de repères moraux – remplacés par les distractions et les plaisirs superficiels. Pour autant, la vision du futur s'y révèle moins cohérente et plus équivoque qu'il n'y paraît.
La comparaison avec l'autre grande dystopie littéraire, 1984(1949) de George Orwell, aide à mieux saisir cette ambiguïté. Les deux sociétés, fréquemment définies comme « totalitaires », se distinguent en ce que l’une (1984) repose sur l'oppression et l’autre sur l'aliénation. Nulle dictature ici, au sens classique du terme. Les rapports de domination entre classes, scientifiquement régulés, sont certes l'un des fondements du « meilleur des mondes », mais tout est fait pour que leur ressenti soit oblitéré, chaque individu y étant préparé, biologiquement puis psychologiquement. Plus que la soumission obtenue par une coercition brutale, source toujours possible de rébellion et de désordre, c'est le bien-être de chacun, conformément bien sûr à sa position sociale, qui est visé, par toutes sortes de plaisirs, comme la consommation de soma, cette « drogue du bonheur ». Les rares marginaux eux-mêmes ne semblent encourir que des peines légères : Marx l'inadapté et Watson l'insatisfait seront exilés en compagnie de leurs semblables par un dirigeant plutôt débonnaire.
Ainsi Le Meilleur des mondes annonce-t-il sans doute moins les grands systèmes totalitaires nazi, fasciste et bolchevik – malgré Lenina et Bernard Marx ! – que l'hédonisme individualiste qui marquera l'Occident de la seconde moitié du xxe siècle. Et Huxley n'avait au fond pas tort, revenant sur son roman au seuil des années 1960, d'affirmer que la réalité était en train de rejoindre la fiction, jusque dans ses contradictions. Comme l'écrit non sans provocation Michel Houellebecq dans Les Particules élémentaires (1998) : « La société décrite dans Le Meilleur des mondes est une société heureuse dont ont disparu la tragédie et les sentiments extrêmes. La liberté sexuelle y est totale, plus rien ne fait obstacle à l’épanouissement et au plaisir. […] Sur tous les points – contrôle génétique, liberté sexuelle, lutte contre le vieillissement, civilisation des loisirs, Brave New World est pour nous un paradis. »
Il y a en somme deux grands aspects dans la dystopie imaginée par Huxley. Le premier, social, caractérisé par une forme d'eugénisme et par des inégalités biologiquement construites, constitue un évident repoussoir. L'autre, plus surprenant – bien qu'il fasse écho à certaines utopies comme celle de Charles Fourier dans Le Nouveau Monde amoureux (1816) –, obsède littéralement le livre, jusqu'à l'étonnante scène finale, quasi orgiaque : c'est la liberté sexuelle. Là, tout devient plus complexe, se retourne et s'inverse : face à la libido décomplexée de Lenina, apparemment « naturelle » puisque débarrassée des normes traditionnelles de civilisation (sentiment, famille, codes de bienséance...) mais en réalité bel et bien façonnée par son conditionnement, John, « sauvage[...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
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