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LE MONARQUE DES OMBRES (J.Cercas) Fiche de lecture

Un art de la mémoire

Mêlant histoire et fiction, Le Monarque des ombres est un roman hybride, tissé à partir de différentes œuvres, entre autres l’Iliade et l’Odyssée d’Homère sous le signe desquelles il s’inscrit, Le Désert des Tartares de Dino Buzzati, ou encore les articles de Javier Cercas et les textes manuscrits de Manuel Mena. À cet ensemble se joignent des témoignages écrits et oraux, notamment les entretiens avec les membres de la famille paternelle et maternelle de l’auteur, des documents provenant d’archives militaires et des sources iconographiques – trois photos de l’époque sont insérées dans l’ouvrage, dont le portrait de Manuel Mena en uniforme. Dans ses investigations, le narrateur Cercas fait aussi appel à la caméra qui capte visuellement les témoignages recueillis, tel le film documentaire de Trueba, Souvenirs, portant sur un entretien avec « le Tondeur », ce voisin de la famille maternelle de Cercas dont le père fut tué par les franquistes. C’est encore la série d’émissions télévisées sur l’émigration des Espagnols en Catalogne à laquelle Cercas accepte de participer, en juin 2015, avec sa mère et sa femme, mais aussi avec son fils et son neveu Néstor, qui lui permet, en reliant les différentes générations, de revenir sur les traces de Manuel Mena et d’évoquer l’émigration, vécue par sa mère comme un déracinement lorsqu’elle quitta son village d’Estrémadure pour Gérone.

Dans ce roman de la mémoire aux confins de l’autobiographie, le lecteur assiste à la genèse d’une œuvre, telle une « mise en abyme » du récit qui s’achève, au dernier chapitre, avec la certitude de l’auteur de vouloir désormais écrire cet ouvrage, précisément celui que le lecteur vient de lire. Le Monarque des ombres se présente comme un « périple » entrepris par le narrateur Cercas pour parvenir à cerner au plus près la personnalité de son grand-oncle. C’est tout d’abord l’image photographique de ce dernier qu’il tentera de décrypter, avant de prendre en considération les divers témoignages sur son aïeul qui lui seront relatés : de l’enfant polisson d’Ibahernando au soldat qui, peu avant sa mort, a remis en question sa foi dans le combat, en passant par le jeune homme instruit de Cáceres, qui s’apprêtait à intégrer l’université avant de se laisser séduire par l’idéologie phalangiste de José Antonio Primo de Rivera. C’est donc un personnage complexe qui se dessine au fil des pages du roman. Le narrateur, pour mieux le saisir, devra en appeler à des figures littéraires ou mythologiques, notamment au jeune Achille, mort glorieusement, auquel il l’assimile, en l’opposant au sage et vieil Ulysse.

Au terme du récit, le narrateur, conduisant sa mère à la maison de Bot, autrefois transformée en hôpital de campagne, où Manuel Mena succomba à ses blessures de guerre, comprend que ce passé fait de « misère », mais aussi de « courage », de « saleté », ou encore de « noblesse », est celui de sa famille, comme il est celui de tant d’autres familles de l’époque, et qu’il constitue aussi son propre héritage. Écrire sur ce « monarque des ombres » que fut Manuel Mena, c’est surtout se réconcilier avec soi-même et être capable de communiquer à sa mère cette « vérité » qu’il n’aurait jamais pu lui avouer oralement.

— Corinne CRISTINI

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Écrit par

  • : maître de conférences à la faculté des lettres, Sorbonne université

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