LE MONDE DU SILENCE, film de Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle
Palme d'or au festival de Cannes 1956, oscar du meilleur documentaire à Hollywood en 1957, prix du Syndicat des critiques de films français la même année, Le Monde du silence contient déjà la formule magique qui fera le succès des séries télévisées mondialement connues du commandant Cousteau – un mélange habile de science, de nature, d'exotisme, d'aventure, d'humanité, de camaraderie virile et de fantaisie. L'élément essentiel de son succès d'alors, la nouveauté de ses images, s'est d'ailleurs envolé en grande partie à cause de ces séries qui lui ont succédé en banalisant la prise de vues sous-marine.
Cinéma moderne et esquisses postmodernes
La Calypso part, de la Méditerranée à l'océan Indien, « à la découverte d'un monde étrange, presque inconnu, le monde du silence ». Le film est construit sur les juxtapositions, sinon sur les oppositions : aux grains succèdent les mers d'huiles, aux corvées monotones de la vie à bord (les rois de la mer font la lessive et la cuisine), succèdent plongées, expériences de mesure, rencontres avec des animaux merveilleux.
Juxtapositions aussi dans le langage filmique. D'un côté, des séquences didactiques chargent la voix off d'ajouter du sens à l'image (procédé toujours florissant de nos jours, dont Chris Marker dénoncera les abus deux ans plus tard dans Lettre de Sibérie) ; elle introduit ainsi du suspense (si le plongeur descend encore, l'ivresse des profondeurs le gagnera), de la valeur (« l'homme n'a jamais dû s'aventurer sur cette île », « Voici les images les plus profondes jamais tournées... »), et même de l'anthropomorphisme (la tortue pleure parce qu'elle abandonne ses œufs sous le sable de la plage).
De l'autre côté, des séquences musicalisées jouent sur un effet-clip avant l'heure, dauphins qui accompagnent la Calypso en accomplissant des bonds prodigieux, plongeurs qui s'amusent avec le scooter sous-marin ou valsent avec un mérou baptisé Jojo... Aussi bien la Calypso que le scooter sont d'ailleurs conçus pour filmer en travelling avant, figure fétiche du cinéma postmoderne friand d'effets-clip (Luc Besson ouvrira son Grand Bleu, 1988, par une séquence en noir et blanc avec un cousin de Jojo le mérou, et réalisera six ans plus tard un gigantesque clip sous-marin, Atlantis... Mentionnons également une figure que l'on retrouvera à quarante ans de distance dans le Titanic de James Cameron : le travelling avant sur le pont d'une épave engloutie...).
Est-ce l'influence de Louis Malle ? En tous cas, le film possède aussi ce qui passera aux yeux des historiens du style pour des caractéristiques de la modernité cinématographique. En premier lieu, la présence de moments d'attente, d'écoulement tranquille du temps, de « relâchement des liens sensori-moteurs », comme dit Gilles Deleuze. En second lieu, la dimension réflexive : le dispositif de prise de vues est souvent apparent, et souvent commenté (des lentilles spéciales ont été construites, on sort les bobines de la caméra sous-marine...).
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Écrit par
- Laurent JULLIER : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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