LE MONDE HALLUCINANT, Reinaldo Arenas Fiche de lecture

Le sommeil de la raison

Le Monde hallucinant nous conte les aventures d'un idéaliste au pays des horreurs ou, tout simplement, au pays des hommes. On songe au Candide de Voltaire devant l'ingénuité tranquille du personnage, devant l'évocation des bûchers de l'Inquisition ou la reconstitution de la folie meurtrière qui semble s'être emparée du peuple espagnol à la fin du xviii^e siècle. Le lecteur peut parfois se sentir las de ces flots de sang, de ces débauches qui font penser à Sade par leur moralisme implicite ou à Lezama Lima par leur cruauté baroque et débridée. Cependant, l'humour grinçant de cette fable picaresque donne naissance à des images surprenantes qui rappellent à la fois Quevedo, Goya et Jérôme Bosch. Certains passages, comme « La visite que le Frère fit aux jardins du Roi » ou, à la fin du livre, le rêve de Fray Servando assistant à la procession de Notre Dame de Guadalupe, sont autant de paraboles. L'écriture passe de la rigueur la plus austère, à la manière de Gracián, aux visions rabelaisiennes où le fantastique permet de démystifier le réel et de se livrer à de prodigieuses inventions verbales.

Mais ce livre où l'affabulation et l'exaltation totale de la liberté ont tous les droits, où la cocasserie fait parfois place à la tendresse et à la poésie, pose aussi un certain nombre de questions brûlantes : l'Histoire est-elle un éternel et déprimant recommencement ? Les icônes, religieuses ou autres, ne sont-elles qu'un instrument au service des puissants (le narrateur s'interroge ainsi sur l'utilisation qui est faite de l'image de Notre Dame de Guadalupe, patronne du Mexique) ? La révolution doit-elle sauvegarder certaines valeurs, ou bien faire table rase ? Le Monde hallucinant ne vise pas seulement à la destruction par le sarcasme de mythes politiques ou culturels imposés dans une perspective colonialiste. C'est aussi l'exaltation (parfois désenchantée) du droit à l'égalité.