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LE MUR DU FOND. ÉCRITS SUR LE CINÉMA (J. Audiberti)

« Qui sait au juste ce qu'il pense ? » se demandait Jean Paulhan en songeant à son ami Jacques Audiberti. La question pourrait certes concerner chacun de nous, mais c'est dans une lettre à l'auteur de Monorail que le directeur de la N.R.F. précise sa réflexion : « En bref, nous ne connaissons jamais exactement nos pensées [...] mais nous pouvons reconstituer ce qu'elles étaient avant notre regard » (J. Paulhan, Choix de lettres, t. II, Gallimard, 1992). Aussi faut-il commencer par le milieu la lecture du recueil des écrits de Jacques Audiberti consacrés au cinéma, avec Le Mur du fond (Éditions des Cahiers du cinéma), le texte qui donne si justement son titre au livre. Dans ces pages de 1946, où l'autobiographie se métamorphose en chant d'amour au septième art, le lecteur trouvera de surcroît une passionnante réflexion sur le cinéma. De ce fait, les critiques rédigées pour Comœdia entre 1941 et 1943 et, surtout, les pages qui suivent, qu'elles aient été destinées à La Parisienne, à La N.R.F., à 84, aux Cahiers du cinéma ou à l'hebdomadaire Arts, ces « piges » fastueuses seront bien mieux comprises.

Le mur du fond, c'est bien sûr l'écran une fois qu'il a déserté les places de village, et si Jacques Audiberti accepta finalement volontiers cette forme de sécularisation représentée par la salle de cinéma, « le ciné-parleur lui donna mal au cœur » (Charles Trenet).

À partir de là, « Le Mur du fond » (l'article) apparaît comme une contribution exemplaire à la théorie du cinéma, c'est-à-dire à la discipline qui s'efforce de décrire les conditions de l'expérience filmique. Tout en restant souverainement lui-même, Audiberti produit ainsi une théorie du spectateur qui n'a rien à envier à celle d'un André Bazin, d'un Christian Metz ou d'un Jean Louis Schefer, et avance, sans avoir l'air d'y toucher, quelques propositions du plus haut intérêt pour quiconque s'intéresse à l'esthétique comparée, et plus particulièrement au rapport du cinéma avec les autres arts. Première évidence à laquelle l'auteur redonne son éclat : le film n'existe pas sans son spectateur. À qui croirait avoir affaire à un enfonceur de portes ouvertes, Audiberti répond d'avance en comparatiste : « Le monde entier s'accommode sans ennui de l'existence nocturne des statues dans les musées à l'heure où personne ne vient. De même, on supporte avec jovialité le repliement ténébreux des livres. [...] Mais l'idée d'un appareil projetant, dans le désert, par le moyen d'un mécanisme à retardement, un film d'un bout à l'autre, sur une roche plate et verticale, en l'absence de quiconque, dans le vide humain, une telle idée, je crois, déplaît encore à la pensée. [...] Hors du spectateur, en effet, le film, pris dans la plénitude de son propos, de son état, c'est-à-dire au moment qu'il se déroule, qu'il se diffuse, ne présente aucune consistance. Un livre, par contre, oublié dans une mansarde, demeure un livre. (Et jamais la Joconde ne s'imposa, ne se montra davantage que quand elle avait disparu). »

Mais le spectateur d'Audiberti n'est pas quitte de ces quelques considérations sur les conditions d'existence de l'objet filmique. « Le spectateur auquel nous songeons, le spectateur par excellence, se décline au singulier. » Énoncé essentiel qui revêt au moins deux significations. En effet, le spectateur, c'est toujours moi ; le spectateur est l'homme quelconque, celui qui, par le simple exercice de sa fonction, se voit investi en contrepartie d'un pouvoir créatif exorbitant : « Le père Trouffingue et Madame Bancuse, en allant au ciné, deviennent des voyants. Sans rien faire, ils agissent. » Peut-être faut-il pour ce faire que ces spectateurs rimbaldiens soient « simplifiés », comme[...]

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Écrit par

  • : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université de Paris-Est-Marne-la-Vallée

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