LE NOM DE LA ROSE, Umberto Eco Fiche de lecture
Christ riait-il ? Christ possédait-il, en propre, sa tunique ? Une paire de lunettes est-elle ou non un outil du Diable ?... Ces questions qui, à première vue, pourraient sembler hautement saugrenues sont pourtant les enjeux cardinaux du Nom de la rose, la puissante machine romanesque d'Umberto Eco (1932-2016). Qu'un sémiologue de son envergure réussisse la gageure de « fondre Dumas avec les Annales », selon sa propre manière de délimiter son ambition, qu'une histoire des conflits intellectuels, religieux et politiques du début du xive siècle fasse un palpitant roman, voilà qui peut, à bon droit, surprendre.
Enquête dans une abbaye du XIVe siècle
Christ riait-il ? Écoutons les thèses qui s'affrontent, à propos de cette interrogation, à travers les discours de deux des protagonistes centraux du roman : d'une part, un moine sévère, adepte d'un savoir figé, de l'autre un moine « éclairé », Guillaume de Baskerville, disciple des théologiens anglais Roger Bacon et Guillaume d'Ockham : « L'esprit n'est serein que lorsqu'il contemple la vérité et se plaît au bien accompli, et ne se rit de la vérité ni du bien. Voilà pourquoi Christ ne riait pas. Le rire est source de doute. — Mais parfois il est juste de douter. — Je n'en vois pas la raison. Quand on doute, il faut s'adresser à une autorité, aux paroles d'un père ou d'un docteur, et toute raison de douter cesse. »
Derrière la dispute sur le doute, il y a, en ce xive siècle commençant (en l'année 1327, très précisément), deux sortes d'enjeux qui, mutatis mutandis, intéressent aussi le xxe siècle. Guillaume de Baskerville est le moine, au nom si fortement référencé, qui valorise le doute. C'est un ancien inquisiteur qui a perdu la capacité de faire à coup sûr la différence entre la « foi mystique (et orthodoxe) et la foi altérée des hérétiques ». Il met en cause, donc, une forme de totalitarisme, celle des bûchers et de leurs conséquences irréparables sur la vie humaine, celle du « tout est permis » inquisitorial s'exprimant, bien avant le massacre de la Saint-Barthélemy, dans la fameuse sentence : « Dieu reconnaîtra les siens. » Guillaume, cherchant ce que signifie le premier assassinat d'une longue série à laquelle il va être confronté, dit nettement : « Il serait atroce [...] de tuer un homme, fût-ce pour dire Credo in unum Deum... »
L'autre enjeu du doute est celui du rire, lié à l'imagerie, à la représentation. Faut-il considérer comme nocive ou bénéfique l'irrévérence des images tracées dans les marges des livres saints, illustrations grotesques du monde à l'envers ? « Ainsi donc, ironise le sévère orthodoxe, la parole de Dieu se manifeste à travers l'âne qui joue de la lyre, l'andouille qui laboure avec son écu, les bœufs qui s'attachent tout seuls à la charrue, les fleuves qui remontent les courants, la mer qui prend feu, le loup qui se fait ermite ! » L'enseignement par le rire, établissant une distance entre le livre et le lecteur, va dans le sens d'un mode de lecture thomiste à l'opposé d'une conception augustinienne de la lecture privilégiant la pieuse contemplation.
Pour autant, cette notion du rire n'est pas à rapprocher de notre moderne ironie désenchantée. C'est bien plutôt sous la plume de Mikhaïl Bakhtine, dans son ouvrage L'Œuvre de François Rabelais (1970), qu'on peut en trouver le principe : « [le rire] affranchit non seulement de la censure extérieure, mais avant tout du grand censeur intérieur, de la peur du sacré, de l'interdit autoritaire, du passé, du pouvoir, peur ancrée dans l'esprit de l'homme depuis des milliers d'années. Le rire a révélé le principe matériel et corporel sous sa véritable acception. Il a ouvert les yeux sur le neuf et sur le futur.[...]
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Écrit par
- Jacques JOUET : écrivain
Classification
Média
Autres références
-
ITALIE - Langue et littérature
- Écrit par Dominique FERNANDEZ , Angélique LEVI , Davide LUGLIO et Jean-Paul MANGANARO
- 28 412 mots
- 20 médias
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