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LE RÊVE DE D'ALEMBERT, Denis Diderot Fiche de lecture

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« Il n’est pas possible d’être plus profond et plus fou »

Écrit vingt ans après la Lettre sur les aveugles, Le Rêve de d’Alembert poursuit une philosophie approfondie au fil du temps et nourrie de lectures et de discussions. Car, si originale soit-elle, la pensée de Diderot reste fille de son siècle. La doctrine matérialiste, héritée de l’atomisme de Démocrite, Épicure et Lucrèce, est reprise sous des formes diverses par La Mettrie ou Helvétius. À une époque qui voit se développer les sciences naturelles, et corollairement la médecine, les explications du docteur Bordeu s’adossent à des observations et expérimentations dont Diderot est fin connaisseur, convoquant sans les citer Buffon, Needham, Maupertuis, Haller… et Bordeu lui-même !

La portée subversive du propos n’en est pas moins réelle. L’atomisme n’est ni plus ni moins qu’un athéisme, pour lequel on n’est plus condamné à mort mais qui conduit tout de même en prison. Les théories de la génération spontanée (« la matière agit par ses propres forces ») et de l’épigénèse (l’embryon se développe dans l’œuf par différenciations successives de parties nouvelles) nient elles aussi l’existence de tout Dieu – y compris celui des déistes – tout comme la place centrale de l’Homme dans le vivant. Quant à l’appel à la totale liberté des mœurs au nom du respect de la nature, il heurte évidemment les lois morales édictées par la religion. C’est dans ce contexte particulier d’avancées de la science et de résistance de la croyance qu’écrit Diderot, non sans risque mais pas en solitaire.

Il le fait ici selon un dispositif textuel totalement original. Si le premier dialogue présente une forme somme toute classique, avec un échange d’arguments contradictoires, Diderot exposant sa thèse et d’Alembert exprimant ses réserves, le deuxième – « Le rêve de d’Alembert » proprement dit – illustre à merveille le mélange de sérieux et de fantaisie qui caractérise toute l’œuvre de l’auteur. Le dialogue à deux devient dialogue à trois, à cette nuance près que les paroles de d’Alembert parviennent pour ainsi dire après coup, et par l’entremise de Julie. Par ailleurs, il ne s’agit plus ici d’un débat, mais plutôt d’une conversation, où chacun joue à sa façon la partition diderotienne : onirique pour d’Alembert, interrogative pour Julie, explicative pour Bordeu. Encore ces rôles, au sens dramaturgique du terme, sont-ils évolutifs, tel celui de Julie, qui prend de plus en plus d’importance. Quant au rêve, s’il constitue le point de départ du dialogue et lui donne son titre, c’est qu’en ouvrant un temps de suspension des résistances (de la raison, de la morale…), il autorise toutes les audaces. Mais ce serait en réduire la portée que de n’y voir qu’un moyen de déjouer la censure. Il faut surtout l’interpréter comme une pure jubilation poétique que viennent confirmer la profusion d’images (la statue, l’essaim, l’araignée, marquant chaque grande étape du texte), le goût des plaisanteries scabreuses, ou encore les microrécits de Bordeu. Philosophique, scientifique, littéraire, le Rêve de d’Alembert a la forme de son objet : monstrueux en un sens, en tout cas résolument hybride, et en perpétuelle mutation.

— Guy BELZANE

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