RIRE LE (1894-1940)
La publication de l'hebdomadaire Le Rire, où la place des illustrations en noir et en couleurs l'emporte sur celle des textes, marque, dans l'histoire du journalisme humoristique, le passage définitif du stade artisanal au stade industriel. Les fondateurs savent utiliser toutes les ressources de la photogravure pour donner à leur journal une présentation attrayante et variée. La facilité avec laquelle les œuvres peuvent être reproduites va, dans une certaine mesure, favoriser la médiocrité. Pourtant, Le Rire révélera nombre de caricaturistes de talent. Il peut s'enorgueillir de compter, parmi ses premiers collaborateurs — et certains lui resteront fidèles tout au long de leur carrière — Toulouse-Lautrec, Forain, Willette, Caran d'Ache, Charles Léandre. Il lance des dessinateurs satiriques comme Roubille, Grandjouan et d'autres, plus « parisiens », qui lui donnent une certaine réputation de grivoiserie : Albert Guillaume, Abel Faivre, Ferdinand Bac.
La critique politique n'est pas absente du journal mais reste dans des limites « raisonnables » et s'appuie volontiers sur le sentiment de la majorité : antisémite lors de l'affaire Dreyfus (Le Rire est né l'année même de son déclenchement), anti-allemand comme tous ses confrères, anti-anglais parce que la « perfide Albion » contrecarre les projets africains et européens de la France, il devient vite très populaire. En 1901, Le Rire publie deux numéros spéciaux : V'lâ les English, signé de Willette ; Kruger le grand et John Bull le petit, signé de Caran d'Ache, dans lesquels les Anglais sont accusés d'exactions qui seront, quelques années plus tard, prêtées aux Allemands. Les Russes ne sont pas épargnés. La visite que rend le président Fallières au tsar est l'occasion de donner des « cosaques » une image peu flatteuse.
Quelques-uns des artistes employés par Le Rire introduisent des audaces qui ne sont pas monnaie courante dans la caricature : Paul Iribe, Roubille, Cappiello, par un graphisme simplifié, cernent de vastes surfaces vides de tout détail, introduisent des conceptions qui semblent empruntées à la Synthèse, le groupe fondé par Gauguin et Émile Bernard, et à Aubrey Beardsley dont les dessins sont publiés dans The Studio. Nombreux sont les artistes du Rire qui se chargent de composer les numéros spéciaux de L'Assiette au beurre créée en 1901 : Grandjouan, Camara, D'Ostoya, Max Radiguet, Delannoy, Roubille, Paul Iribe. Ils trouvent dans cette publication, la plus radicale de toute la presse humoristique, la possibilité d'exprimer une virulence que freine la direction du Rire.
À la déclaration de guerre, le titre du journal devient Le Rire rouge. Comme par le passé, Charles Léandre réalise un grand nombre de couvertures en couleurs et Lucien Métivet donne les premiers dessins en noir de chaque numéro. Si le talent des dessinateurs ne fléchit pas, par contre l'inspiration de l'équipe tout entière tournée contre l'Allemagne et son empereur, Guillaume II, verse volontiers dans la vulgarité. Il est assez savoureux de lire, en guise de présentation d'une série de caricatures allemandes sur la guerre, ces lignes : « La mentalité allemande, faite de bluff et de mensonges, se révèle dans l'exagération même des caricatures inspirées aux dessinateurs d'outre-Rhin par les événements actuels. »
Le Rire reflète bien l'idée populaire selon laquelle les défauts et les qualités d'un peuple sont constitutifs de son patrimoine génétique. Une grande partie des caricaturistes alimentent ces préjugés grâce auxquels une nation croit fonder son identité. Lorsque l'ennemi d'hier devient l'allié d'aujourd'hui — c'est le cas de l'Angleterre —, il est toujours temps de lui trouver des qualités. Ainsi les faces défavorable et favorable[...]
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Écrit par
- Marc THIVOLET : écrivain
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