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LE RITUEL DU SERPENT (A. Warburg)

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Réfléchir aujourd'hui sur les fondements de l'histoire de l'art conduit nécessairement à lire et relire Aby Warburg (1866-1929). Son œuvre difficile, multiforme, éclatée, fut longtemps placée dans l'ombre de celle d'un autre historien de génie, Erwin Panofsky. Surtout, une part essentielle de sa pensée resta longtemps inaccessible, disséminée dans ses notes de travail, ses journaux et sa correspondance. Il en est de même du texte d'une conférence prononcée en 1923, intitulée « Images du territoire des Indiens pueblos en Amérique du Nord », également connue sous le titre « Le Rituel du serpent » : publié une première fois en 1938, en anglais et dans une version tronquée, il attendit 1988 pour être édité, en allemand, sur la base du tapuscrit original. Avec Le Rituel du serpent. Récit d'un voyage en pays pueblo (trad. par Sibylle Muller, Philip Guiton et Diane H. Bodart, Macula, Paris, 2003), le lecteur français dispose désormais d'une traduction de ce texte aussi atypique qu'essentiel, entourée d'une longue introduction de Joseph Leo Koerner, d'extraits du journal de Warburg en Amérique, d'un texte suggestif rédigé par son élève et successeur Fritz Saxl, en 1929-1930, sur ce voyage au Nouveau-Mexique, enfin d'une étude de Benedetta Cestelli Guidi sur la collection pueblo constituée par Warburg à cette occasion.

Issu d'une dynastie de banquiers de Hambourg, Warburg étudia l'histoire de l'art à Bonn, Florence et Strasbourg. Profondément marqué par l'histoire culturelle du Bâlois Jacob Burckhardt, il orienta très tôt ses recherches vers le problème des survivances de l'Antiquité dans l'art de la Renaissance. Dans sa thèse sur « La Naissance de Vénus et Le Printemps de Sandro Botticelli » (1893), Warburg s'attachait à montrer en quoi la représentation du mouvement dans les chevelures, les drapés flottants et les corps féminins témoignait, autant que la recherche de la « noble simplicité » et de la « grandeur sereine » dont avait parlé Winckelmann, d'une compréhension authentique, et même empathique, de l'Antiquité. Déjà, affleurait dans ces travaux de jeunesse le souci impérieux de s'écarter des tâches trop restrictives que s'assignaient alors les historiens de l'art dans leur majorité.

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« J'étais sincèrement dégoûté de l'histoire de l'art esthétisante », écrira plus tard Warburg, pour expliquer sa décision d'entreprendre, en 1895, un voyage en Amérique, chez les Indiens pueblos. Après avoir rencontré à Washington les pionniers de l'anthropologie qu'étaient Frank Hamilton Cushing et surtout Franz Boas, Warburg décida d'aller lui-même à la rencontre des peuplades d'Indiens vivant en Arizona et au Nouveau-Mexique. Photographiant les hommes et les femmes des tribus visitées, consignant ses observations dans un journal, collectant dessins et poteries, Warburg devait cependant laisser longtemps inexploité le matériel rassemblé. Ce n'est qu'après la Première Guerre mondiale, et après une profonde dépression qui l'obligea à se faire soigner, de 1921 à 1923, chez le célèbre psychiatre Ludwig Binswanger à Kreuzlingen, qu'il revint sur ce voyage de jeunesse et sur ce qui l'avait motivé. Devant un auditoire étrange, composé des malades que soignait alors Binswanger, parmi lesquels le danseur Nijinsky, le peintre Kirchner ou encore Bertha Pappenheim (la célèbre Anna O. de Freud), Warburg prononça sa conférence le 21 avril 1923. Son intuition était qu'en dépit de la double acculturation qu'ils avaient subie, du fait de la conquête espagnole, puis des éducateurs de l'Amérique moderne, les Indiens pueblos conservaient intacts, dans leurs pratiques et dans leurs rites, des traits de leur culture primitive. Ainsi les décors de leurs poteries et le motif de l'escalier renferment-ils l'image essentielle du serpent, symbole de l'éclair et annonciateur de la pluie. À la fin de son voyage, à Oraibi, Warburg assista aux fêtes de l'humiskatchina, destinées à assurer l'abondance des récoltes. Sans avoir pu en être le témoin direct, il rassembla tout un matériel sur la danse du serpent, dans laquelle les Indiens manipulaient des animaux vivants pour agir sur la nature.

La fin de la conférence de Warburg montre combien ces rituels, qui faisaient survivre une pensée magique, répondent au culte dionysiaque du serpent ou encore à son image dans l'Ancien Testament, exprimant le passage du sacrifice au symbolisme. En dépit de la modernisation de l'Amérique, cette « pensée sauvage » perdurait : Warburg le vérifia en demandant à des enfants indiens de dessiner des éclairs. Deux d'entre eux continuaient à les représenter sous la forme du serpent à la langue en forme de flèche. Warburg avait cependant le sentiment de vivre ces survivances au moment même où elles allaient disparaître, comme en témoigne la conclusion amère de sa conférence : « Le télégramme et le téléphone détruisent le cosmos ». Le « serpent de cuivre d'Edison » a triomphé du culte du serpent et de la peur de l'éclair.

— François-René MARTIN

Bibliographie

G. Didi-Huberman, L'Image survivante. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, éd. de Minuit, Paris, 2002

E. H. Gombrich, Aby Warburg : an Intellectual Biography, with a Memoir on the History of the Library by F. Saxl, nouv. éd. Phaidon, Oxford, 1986

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P.-A. Michaud, Aby Warburg et l'image en mouvement, Macula, Paris, 1998

A. Warburg, Essais florentins, trad. S. Muller, Klincksieck, Paris, 1990.

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Écrit par

  • : ancien pensionnaire à l'Institut national d'histoire de l'art, chargé de cours à l'École du Louvre

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