LE ROI DES AULNES, Michel Tournier Fiche de lecture
Dans Vendredi, ou les Limbes du Pacifique, son premier roman paru en 1967, Michel Tournier avait « réécrit » l'histoire de Robinson Crusoé, donnant au mythe forgé par Daniel Defoe une dimension philosophique et l'ajustant à des interrogations plus contemporaines. Le Roi des aulnes pour sa part, prix Goncourt en 1970, emprunte son titre à l'un des poèmes les plus célèbres de Goethe, immortalisé par la musique de Schubert, qui est une variation sur le thème légendaire du monstre ravisseur d'enfants en même temps que l'illustration d'un certain imaginaire germanique. L'histoire d'un ogre entrecroisant un moment celle de l'Allemagne, telle est la trame de ce roman touffu et complexe qui fait revivre certaines des pages les plus tragiques du xxe siècle en les reliant à quelques unes des figures fantasmatiques les plus profondément ancrées dans notre inconscient collectif.
Histoire d'un ogre
L'ogre du roman, personnage central et parfois narrateur, c'est Abel Tiffauges, un être solitaire et marginal, physiquement hors du commun avec son mètre quatre-vingt-onze et ses cent dix kilos, propriétaire d'un garage à Paris, place de la Porte-des-Ternes. Il exerce là le métier de mécanicien que lui a appris son père, après une scolarité écourtée au collège Saint-Christophe où il fut un élève rebelle. Persuadé d'être promis à un destin exceptionnel, Abel attend les signes qui en annonceront la venue. Il tient aussi un journal où il note ses réflexions et ses souvenirs d'école. Sans famille ni liaison amoureuse, se nourrissant de viande crue et de lait, soucieux de son transit intestinal, il est à la recherche de l'objet de son désir.
Un jour qu'il relève un enfant tombé à terre, il fait « la découverte fortuite de la perversion à laquelle il est voué » : celle de la « phorie », ou de l'euphorie, c'est-à-dire le bonheur ineffable de porter un enfant, tel saint Christophe mais aussi telle une mère, et de revenir ainsi à une sorte d'état archaïque d'avant la différenciation des sexes, comme Adam a pu le connaître au début de la Création : « Jeannot n'est pas gros certes, mais il doit bien peser dans les quarante kilos, lesquels s'ajoutèrent aux quelque cent dix kilos que je pèse moi-même. Or c'est par un sentiment de légèreté, d'allègement, de joie ailée que mon „extase phorique“ se définit le mieux. Une manière de lévitation provoquée par une pesanteur aggravée ! Étonnant paradoxe ! » Dès lors, il ne cesse de rechercher la compagnie des écoliers, se repaissant de leur clameur, les emprisonnant dans son appareil photo. Plaisir sans caractère sexuel, mais qui lui vaut d'être accusé du viol d'une fillette.
En 1939, la déclaration de guerre le sauve de la prison. Affecté dans une unité de transmissions où il s'occupe de pigeons voyageurs, il est fait prisonnier et expédié dans un stalag de Prusse-Orientale. Ses compétences de chauffeur lui procurant une semi-liberté, il met celle-ci à profit pour explorer ce nouveau monde fait de tourbières et de sables, de pins et de bouleaux, de noir et de blanc, qui lui semble avoir été façonné à sa mesure : « L'Allemagne se dévoilait comme une terre promise, comme le pays des essences pures. »
La connaissance qu'il acquiert de la flore et de la faune de cette terre dans laquelle il s'immerge lui permet d'être envoyé à Rominten, dans l'immense domaine de Göring, grand veneur du Reich, et, juché sur son cheval Barbe-Bleue, d'assister celui-ci dans ses tueries de cerfs. Puis il obtient d'être muté à la forteresse de Kaltenborn en Mazurie qui abrite une napola, école d'élite des SS, où sont formés au combat les garçons de plus en plus jeunes, dont Hitler a besoin pour garnir tous les fronts de la guerre totale. Chargé de[...]
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Écrit par
- Philippe DULAC : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure
Classification
Média