LE ROI DU BOIS et LA GRANDE BEUNE (P. Michon)
Depuis la publication de son premier livre, Vies minuscules (Gallimard, Paris, 1984), Pierre Michon a élaboré une œuvre particulière ; il rend le lecteur sensible à des figures mystérieuses et violentes par le moyen de notations brèves, froides, disjointes. Les récits qu'il a publiés en décembre 1995 sont différents dans leurs couleurs, mais proches dans leurs obsessions.
L'homme qui se pense Le Roi du bois (Verdier) fut gardien de porcs et ramasseur de glands, avant de devenir broyeur de couleurs, et peintre auprès de Claude Lorrain. Au terme probable de sa vie, il raconte ce qui fut à l'origine de son changement de condition, et laisse entendre les raisons qui l'ont ramené, pour mourir, au plus près de la terre. Les fesses blanches d'une jeune courtisane se troussant au cœur de la forêt lui ont brutalement révélé la qualité lumineuse de la matière. Pour être sensible à la beauté du monde, il faut porter sur lui un regard de prince (ce que paraît être l'homme qui, de son carrosse, regarde lui aussi la jeune femme). Et pour la donner à voir, il faut être peintre, ou littérateur. Quand Gian Domenico Desiderii (dont le nom consonne avec celui que se choisit Monsù Desiderio) commence sa remémoration, vingt ans se sont passés ; il est revenu au monde boueux, branchu, grognant. Il n'y a pas à choisir entre la lumière et l'humus, la parole et la matière : ce qui est à découvrir, c'est la présence du ciel dans la terre ; il faut s'emplir d'une « terre céleste », selon l'expression de René Char. C'est la condition pour être vraiment prince.
Le récit consacré à la puissance de la rivière La Grande Beune (Verdier) se déroule de nos jours à Castelnau. Le narrateur, qui a vingt ans, vient d'y être nommé instituteur. Il « descend » dans une pension dont l'hôtesse, lourde et grise, lente et attentive, prend l'allure de la gardienne du seuil dans les mythologies, tandis que la buraliste, belle comme une Junon, retient son regard, suscite ses désirs. Il admire son visage « nu comme un ventre ». L'essentiel du récit n'est pas une éducation sentimentale qui confronterait la magicienne et la callipyge, mais une « descente » en l'enfer de soi : l'image des insectes, qui grouillent sous les feuilles mordorées, celle des carpes vidées sur le zinc du café disent, de façon oblique, l'alliance violente de l'animalité et du désir, de la sexualité et de la mort. La vie quotidienne au village, avec les conversations lentes des pêcheurs, sous la pluie obstinée ou dans la boue des chemins, révèle la survivance au plus profond de nous d'un homme des cavernes (nous sommes près de Lascaux). L'aventure du jeune homme ainsi placée sous le signe de la « catabase » ou descente aux royaumes du bas : l'expression « l'amour qui meut les étoiles » sert à rappeler le monde de Dante ; la comparaison de l'aubergiste et de la sibylle de Cumes renvoie à Énée et aux Enfers. Le narrateur parcourt des cercles paludéens jusqu'au fond d'une grotte ; il ressent alors le malaise « d'être plus bas que les morts ».
Ce qui frappe en ces deux récits, ce sont leur voix rauque et leur violence retenue. On sent palpiter sous le texte des viscères. La violence naît de la révélation de l'existence en nous de pulsions et de comportements archaïques (cela est rendu à la façon dont René Char examine les « Quatre Fascinants », dessinés dans la grotte de Lascaux). La violence est l'état naturel de notre situation primitive. Sa conscience est associée à un sentiment de révélation heureuse : celle de la puissance des mouvements premiers, de l'eau creusant les grottes, des hommes admirant la chair et fouettant leurs proies. Le récit ne relate pas des actes ; il suit des traces. Instituteur, le narrateur est retenu par des écritures, les signes[...]
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Écrit par
- Jean ROUDAUT : écrivain, professeur honoraire à la faculté des lettres de Fribourg (Suisse)
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