LE ROMAN DE TYLL ULESPIÈGLE (D. Kehlmann) Fiche de lecture
Les misères de la guerre
Claus Ulespiègle est meunier. Il connaît les plantes, s’intéresse aux astres, il verse dans l’art de la magie et guérit parfois des malades. Il sait lire, mais ne connaît pas le latin, la langue des lettrés. C’est en demandant de l’aide à deux voyageurs érudits pour déchiffrer un manuscrit qu’il a le malheur de tomber sur des représentants de l’Inquisition. L’auteur prend le temps de deux chapitres pour relater la parodie de procès qui condamne à mort le père de Tyll. « Le procès est terminé. Il ne manque plus que le jugement. L’accusé a avoué. / Mais visiblement sous la torture ? / Oui, bien sûr. Pourquoi aurait-il avoué sinon ! Sans la torture, personne n’avouerait jamais rien ! / Alors que sous la torture, tout le monde avoue. / Oui. Dieu merci. / Même un innocent. / Mais il n’est pas innocent. Nous avons les dépositions des autres. / Les dépositions des autres, qui auraient été soumis à la torture s’ils n’avaient pas fait de déposition ? » La mort du père, qui conduit Tyll à quitter son village, accompagné de Nele, la fille du boulanger, n’est pas seulement un drame familial. Elle marque la rupture entre l’ancien et le nouveau monde, entre l’obscurantisme et les prémices des Lumières, entre la soumission à une autorité qui n’est elle-même pas exempte de toute superstition et le désir de savoir. Mais l’heure n’est pas encore à la révolution, même si Copernic a déjà ouvert certaines voies.
Rejoignant le « peuple itinérant », Tyll va parcourir un pays souvent dévasté et devenir le témoin de la misère qui tourmente le petit peuple : la famine, les razzias, les épidémies. Comme dans tout roman picaresque, à commencer par Les Aventures de Simplicissimus de Grimmelshausen (1668), où la guerre de Trente Ans sert là aussi de cadre historique, Tyll côtoie tous les mondes, du peuple jusqu’à la haute société. À la fin du livre, il rencontrera même le roi Frédéric V, éphémère souverain de la Bohème protestante, surnommé « roi d’un hiver », et dont la maladresse et le manque d’expérience politique sont à l’origine de cette guerre de Trente Ans. L’histoire est donc prise à rebours, en adéquation avec la nature de Tyll qui jongle avec les illusions et profite de la crédulité des gens. L’artifice littéraire s’arrête là, Daniel Kehlmann a choisi un style très classique pour donner vie à ce personnage baroque, contrairement à ce qu’avait fait Alfred Döblin dans Wallenstein (1920), roman qui traitait de la même époque et pour lequel l’auteur avait inventé une langue flamboyante. Mais Döblin l’avait rédigé durant la boucherie de la Première Guerre mondiale, et cette langue crépitante de néologismes faisait pièce à l’horreur. Kehlmann, lui, écrit dans un monde apparemment ordonné et épargné, où les fous ne sont pas de trop pour signaler que le danger peut venir de là où on ne l’attend pas.
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Écrit par
- Pierre DESHUSSES : traducteur
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Média