LE SACRE DE L'AUTEUR (B. Edelman)
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Paul Bénichou avait inauguré, en 1973, sa magistrale étude du romantisme par un volume consacré au Sacre de l'écrivain. L'essai de Bernard Edelman, Le Sacre de l'auteur (Seuil, Paris, 2004), nous conduit jusqu'à cette consécration sociale de l'écrivain en faisant l'histoire de la reconnaissance juridique et politique de l'auteur. Avocat, spécialiste de la propriété littéraire, Bernard Edelman s'intéresse aux rapports du droit et de la philosophie, et à leur point d'intersection, le sujet moderne. Il place ainsi sa généalogie de l'auteur sous ce double patronage intellectuel : « notre modernité ne se conçoit pas hors de l'univers juridique, car notre raison est juridique ». Reprenant les analyses les plus inventives consacrées à la question (les travaux décisifs de Michel Foucault, et de Roger Chartier, ceux de Jean-Pierre Vernant ou Paul Veyne pour l'Antiquité, d'Ernst Kantorowicz et Paul Zumthor pour le Moyen Âge ou la Renaissance, de Norbert Elias, Alain Viala ou Hélène Merlin-Kajman pour l'époque moderne), l'essai de Bernard Edelman déploie l'histoire de l'auteur entre droit et fiction : « le récit de la lente conquête d'une souveraineté » ne se sépare pas plus de celui du statut juridique d'un sujet progressivement individualisé que de celui d'une fiction progressivement sacralisée.
Les premiers chapitres, consacrés à l'Antiquité gréco-romaine, au Moyen Âge et à la Renaissance, commencent par montrer les obstacles qui s'opposent initialement à l'instauration d'une régulation des discours et de la fiction par la fonction d'auteur. Mais voilà qu'avec l'humanisme un statut ambigu se met en place : si l'auteur « tient son pouvoir de Dieu » et « œuvre pour le bien commun », il peut devenir « le miroir du Prince ; [...] ce rapport spéculaire engendre une reconnaissance réciproque ». L'auteur va pouvoir rompre avec cette logique de service en se faisant, de miroir du roi, miroir du public, c'est-à-dire du peuple ou de la nation.
Au xviie siècle, le juriste Jean Domat lie de façon décisive l'humanité de l'homme et la reconnaissance de son statut juridique : c'est le préalable indispensable à toute pensée d'une souveraineté de l'auteur, qui fournit « les bases théoriques » de la propriété littéraire. Se dégage parallèlement, par la voix de l'avocat Simon Marion, une spécificité du livre. Celui-ci est pensé non plus seulement comme chose, mais comme « double corps », c'est-à-dire comme objet et comme discours, comme matière et comme esprit : devient ainsi possible l'établissement du moderne droit d'auteur. C'est sous la forme du privilège que ce droit est d'abord pensé. L'essai d'Edelman consacre une longue et précise analyse à ce type de contrat qui met en relation l'auteur, le libraire-éditeur et le pouvoir, en autorisant la publication par le deuxième de l'œuvre du premier, sous la protection du troisième. Totalement absents de la scène juridique, les auteurs gagnent leur autonomie à l'occasion de la « bataille purement économique » qui, à partir du début du xviiie siècle, oppose libraires parisiens et libraires de province, et grâce au modèle des innovations du droit anglais qui invente, en s'inspirant de Locke et Pope, les catégories juridiques d'œuvre et d'auteur.
En France, de tels bouleversements se traduisent dans le mémoire d'Héricourt (1725), héritier de Domat et de Locke, qui affirme que seul l'auteur est propriétaire de son ouvrage, et que cette propriété peut être transférée à un libraire. Ces propositions, reprises par Diderot en 1763, aboutissent à une professionnalisation de l'activité d'écrivain par la rencontre paradoxale de la théorie juridique et de l'idéologie du génie : si l'œuvre est conçue « sur le mode d'un droit de la personnalité » – donc inaliénable –, elle n'en a pas moins la faculté de pouvoir être cédée. C'est cette contradiction qui structure, jusqu'à la fin du xixe siècle, l'histoire du droit d'auteur ; c'est elle qui explique aussi, lorsque se conçoit, dans les théories du contrat social, le rapport de l'auteur et du public, la nouvelle fonction, presque prophétique, dévolue à l'auteur.
Ces débats connaissent encore un déplacement sur la « scène philosophique » allemande des Lumières. Ce sont peut-être là les pages les plus passionnantes du livre : c'est avec la philosophie du droit, telle que la repensent Kant et Fichte, que le « peuple esthétique » se voit définitivement promu en lieu et place des autorités financières et politiques, et que l'espace public se trouve fermement distingué à la fois de l'État et du privé : l'auteur se trouve dès lors défini dans le rapport à une vérité qu'il a charge de diffuser ; il y gagne une souveraineté pleinement spiritualisée. Le droit d'auteur est défini comme la possibilité de garantir la parole d'un auteur responsable : « la souveraineté philosophique de l'auteur anticip[e] sa souveraineté juridique ». Fichte, en appliquant cette position à des auteurs considérés comme singuliers, affirme le « droit inné » de l'auteur sur son œuvre, et le caractère inaliénable de sa propriété, fondement véritable du droit d'auteur moderne.
Engagé dans la Révolution française, le discours devient politique. Il sort de la fiction pour se vouloir action ; l'auteur n'est plus alors qu'un porte-parole de la nation, seul auteur véritable. La Révolution, méfiante vis-à-vis de l'individualisme tend à traiter l'auteur en travailleur, non en souverain : elle sera démentie par le xixe siècle.
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Écrit par
- Alain BRUNN : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de lettres modernes, université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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