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LE SACRIFICE, film de Andreï Tarkovski

Sculpter le temps

Les héros de Tarkovski sont des êtres dotés d'une sensibilité exacerbée, attachés à un ordre ancien du monde, et dépourvus d'ambition personnelle – mais qui ont l'ambition, plus élevée, de s'accomplir dans l'oblation à une valeur abstraite : Dieu, l'art, le salut du monde, la fidélité, la mémoire. Aussi ces personnages sont-ils toujours situés dans un monde frappé d'irréalité, que ce soit le Moyen Âge du peintre d'icônes Andreï Roublev, la station orbitale, gravitant autour d'un océan vivant, de Solaris (1972), ou la « zone » de Stalker (1979), avec sa chambre inaccessible où s'exaucent les vœux. Le fantastique, dans Le Sacrifice, est plus léger que dans ces deux films de science-fiction. Pourtant, il s'agit bien de faire accepter au spectateur, dans un décor totalement réaliste et à partir d'une situation dramatique qui ne refuse pas les conventions, la possibilité d'une intervention surnaturelle dans l'ordre des choses. La conjonction sexuelle de l'écrivain et de la servante est l'occasion d'une scène de lévitation purement fantastique, mais le long monologue du héros parlant avec Dieu est la vraie cause efficiente du miracle final.

Le fantastique de Tarkovski n'est ni celui de la science-fiction, qui vise à donner une métaphore de notre société, ni celui des genres fondés sur la terreur. C'est un décalage subtil, proche de la rêverie, et toujours teinté de mélancolie et d'onirisme. Alexandre est une espèce de voyant, doté de moins de pouvoirs surnaturels que le « stalker », mais qui n'en réussit pas moins, par ses rêves prémonitoires, par sa foi indestructible dans la beauté et l'éternité du monde créé, et, paradoxalement, par sa faiblesse consentie d'homme vieillissant, à rejoindre le secret du monde. Il n'est pas de formule simple de ce secret, mais il a à voir avec l'éternité, et avec l'acceptation du temps comme envers absolu de l'éternité. Comme Chris dans Solaris, comme Gortchakov dans Nostalghia, Alexandre est quelqu'un qui a du mal à accepter le passage du temps, qui cherche à l'annuler par le jeu de l'imaginaire, et qui finit douloureusement par y consentir – pour mieux assurer le règne de l'éternité.

Comme ses héros, Tarkovski est obsédé par le temps. Plans longs, lents, aux mouvements fluides ; montage infiniment subtil du présent, du passé, et des autres couches du temps (la mémoire, les désirs, les vies inabouties, l'Histoire). Le cinéma, pour lui, ne se définit que d'une seule manière : un art qui crée un temps jusque-là inimaginable, fondé moins sur la durée et la succession que sur le flux et la coexistence. Sa poésie propre est fondée sur cette idée du temps comme milieu qui nous baigne ; tout chez lui en est imprégné, le jeu qu'il impose à ses acteurs – ralenti et comme rêveur –, la lumière qui semble toujours crépusculaire même en plein midi, les décors sans âge, revenant sans cesse à des images de sa propre enfance. Alexandre met le feu à la même maison qui était celle des héros de Nostalghia et du Miroir (Zerkalo, 1974), ou celle du père dans Solaris. Jusqu'à son dernier film, Tarkovski aura cherché à faire du cinéma l'art de « sculpter » le temps, pour mieux nous le rendre sous une teinte d'éternité.

— Jacques AUMONT

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales

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