LE SANG NOIR, Louis Guilloux Fiche de lecture
Sixième des récits publiés par Louis Guilloux (1899-1980), – dont La Maison du peuple en 1927, Dossier confidentiel en 1930 et Angelina en 1934 –, Le Sang noir paraît en 1935 chez Gallimard. Il est aussitôt encensé par Gide, Malraux et Aragon, avec lesquels, il est vrai, Guilloux entretenait des liens intellectuels et politiques privilégiés, et dont il partageait le même combat contre le fascisme. Ceux-ci y voient non seulement le meilleur livre de l'auteur, mais un des chefs-d'œuvre de la littérature : « J'affirme, dit Aragon à propos du personnage principal du roman, que Cripure est nécessaire à la pleine compréhension de l'homme de ce temps-ci comme don Quichotte à celui de jadis. »
« Ce temps-ci », celui des années 1930, est marqué par un pessimisme profond que reflètent la plupart des romans français d'alors, et en tout premier lieu Voyage au bout de la nuit, paru en 1932. La crise économique, l'essor des nationalismes et la menace d'un nouveau conflit, qui dissipe l'illusion de la « der des der », incitent à s'interroger sur l'homme et les pulsions de mort qui l'animent. C'est cette interrogation que Guilloux place au cœur d'un récit qu'il situe en 1917, lorsque trois années de combats et d'hécatombes font naître la rébellion et la volonté de changer la société, et dont il emprunte le titre à Giono. Ce dernier parle de la « génération des hommes au sang noir » pour désigner les survivants de la « guerre de 14 », qui ne se remettent pas d'avoir vu tant de leurs camarades se faire tuer pour rien.
La guerre dans la province
Un tel sujet aurait pu donner lieu à une vaste fresque. Mais Guilloux prend le parti inverse, et consacre cinq cents pages à la seule évocation de vingt-quatre heures de la vie d'une ville de province. « Une ville comme toutes les villes », où quelques notables, réformés ou réservistes, vaquent à leurs affaires et, ignorants de l'horreur des tranchées, rivalisent d'exaltation patriotique. Au premier rang d'entre eux, les enseignants du lycée : Nabucet, le professeur de lettres, et Babinot, celui d'histoire, que tout oppose à Merlin, leur collègue de philosophie. Figure centrale du roman, celui-ci, surnommé Cripure par ses élèves, en raison de son goût pour La Critique de la raison pure de Kant, fait jaser la bonne société par ses provocations et son existence marginale : vêtu d'une peau de bique, il vit avec une souillon.
Rien ne semble troubler l'ordre du quotidien, si ce n'est la cérémonie de remise de la Légion d'honneur à Madame Faurel, l'épouse du député. Bien vite, pourtant, les réalités de la guerre font leur intrusion dans la vie de chacun, y imprimant une sorte de nécessité tragique. Le fils de Bourcier, le censeur, doit partir au front, tout comme Amédée, l'enfant que Cripure a délaissé, parce qu'il est le fruit d'un mariage raté. Marchandeau, le proviseur, apprend que le sien va être fusillé pour refus d'obéissance. Babinot est rossé par un soldat à qui il confiait sa fierté d'avoir un fils à la guerre. Enfin, une émeute éclate à la gare, les permissionnaires refusant de retourner au combat.
« Nous les materons », s'écrie Nabucet qui reçoit aussitôt une énorme gifle de la part de Cripure, « au comble de la fureur ». Pour réparer cette offense, il exige un duel à l'épée, sachant que son adversaire ne pourra se défendre. Cripure est en effet atteint d'acromégalie ; ses pieds démesurés l'empêchent de courir. Aussi l'entourage des deux hommes s'empresse-t-il d'empêcher une rencontre aussi déloyale. L'affaire en restera là, si Cripure accepte de signer une lettre d'arrangement, ce qu'il fait à contrecœur. Mais, parce qu'il lui semble trahir une fois encore ses idéaux, il se tire une balle dans le cœur.[...]
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Écrit par
- Philippe DULAC : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure
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GUILLOUX LOUIS (1899-1980)
- Écrit par Philippe DULAC
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