LE SENTIMENT DE LA MONTAGNE (exposition)
Les paysages de montagne résument et exacerbent les débats liés à la peinture de paysage en général. Présente à l'arrière-plan de nombreuses œuvres dès le xve siècle en Occident, la montagne n'accède véritablement à la dignité picturale qu'à la fin du xviiie siècle. C'est le mérite du musée de Grenoble que d'avoir rassemblé, à l'initiative de Serge Lemoine, plusieurs tableaux qui, de 1760 à 1920, illustrent l'émergence et les métamorphoses de ce thème à travers divers pays européens (1er mars-1er juin 1998). Au choix de ces toiles ont manifestement présidé quelques interrogations fondamentales. Quel statut occupait la montagne dans les esthétiques normatives du xviiie et du xixe siècle ? Comment s'articulaient l'imitation et l'invention, le travail sur le motif et le travail en atelier ? Le thème de la montagne a-t-il connu une évolution identique à travers tous les pays européens ? Quelle fonction remplit-il dans la peinture moderne ?
L'intérêt de cette exposition était de fournir, par la juxtaposition d'écoles et de mouvements européens divers, des réponses plurielles et contrastées à ces questions. Au tournant du xviiie et du xixe siècle, la peinture de montagnes s'inscrit dans un contexte théorique incontesté, celui de la hiérarchie classique des genres, et reproduit une pratique picturale ancienne : le balancement entre le travail en plein air et le travail en atelier, l'étude sur le motif et la recomposition a posteriori. Si l'on s'en tient au discours académique classique, elle occupe, comme la peinture de paysage en général, un rang inférieur à la peinture d'histoire et laisse apparaître en son sein une hiérarchie nette entre représentation idéale, d'une part, et fidélité topographique, d'autre part. Les qualités d'invention étant placées au-dessus des qualités d'imitation, un site idéal, recomposé en atelier par le peintre, sera plus propre à émouvoir le spectateur que la vue strictement fidèle d'un massif peint en plein air. À cette époque néanmoins, ce discours académique se heurte à des mutations d'envergure, dont l'exposition de Grenoble rendait fort bien compte. Si la peinture d'histoire constitue encore officiellement le genre noble par excellence, la pratique sociale du goût tend à subvertir cette hiérarchie : le paysage de montagne est un sujet prisé par les collectionneurs. En outre, dans l'économie même du genre, l'exactitude topographique s'impose petit à petit contre le principe d'idéalité. Cependant, ces mutations esthétiques ne se sont pas exprimées avec la même rapidité et avec la même force dans tous les pays européens – et cette exposition en offrait plusieurs illustrations.
La France est probablement le pays d'Europe où les présupposés classiques, transmis par l'institution académique, sont restés le plus longtemps incontestés, et ce au sein même du courant romantique ou, plus tard, du mouvement réaliste. Ses paysages de montagne le montrent clairement. Si David n'utilise le col du Grand-Saint-Bernard que comme décor pour le portrait équestre de Bonaparte, conformément à la tradition classique, on peut dire que la montagne n'intéresse pas davantage le romantisme français. Delacroix, fidèle à la hiérarchie académique des genres, ne s'y consacre guère, pas plus d'ailleurs qu'à la peinture de paysage en général. C'est donc en vain que l'on cherchera des noms illustres ou des bouleversements esthétiques majeurs dans la représentation de la montagne en France jusqu'à la fin du xixe siècle. La tradition du paysage historique, appuyé sur une référence littéraire, s'étend jusqu'à Jean-Charles Rémond et à Antoine-Laurent Castellan dans les années 1820 ; celle des paysages composés, réunissant[...]
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Écrit par
- Elisabeth DÉCULTOT : chargée de recherche au C.N.R.S.
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