LE SERMENT DES BARBARES (B. Sansal) Fiche de lecture
Alors que le pays est martyrisé par les meurtres et attentats en série, la littérature algérienne en français connaît une paradoxale vitalité : on ne compte plus les témoignages souvent bouleversants, les imprécations contre les assassins islamistes, les mises en accusation des manipulations du pouvoir… Le roman de Boualem Sansal, Le Serment des barbares (Gallimard, 1999) – une première œuvre – s'inscrit dans ce mouvement de fond, qui vise à conjurer une réalité insupportable, et qui le fait en français, moins pour se mettre à distance que pour prendre le monde entier à témoin. Mais il ne s'agit pas d'un témoignage de plus, bien plutôt d'une œuvre méditée, composée jusque dans sa démesure, affichant l'ambition de son projet esthétique.
Le Serment des barbares se présente comme un roman policier, qui tente d'élucider une double énigme. À Rouiba, ville de la Mitidja, qui était à l'époque coloniale un centre viticole prospère et qui est devenue, par décret, un complexe industriel de la banlieue d'Alger, on enterre le même jour deux hommes qui viennent d'être assassinés et que tout séparait : le richissime Si Moh, commerçant expert en toutes formes de corruption, véritable parrain de la région, et le misérable Abdallah Bakour, ancien travailleur agricole revenu au pays après avoir suivi en France le patron pied-noir dont il cultivait les vignes. L'enquête sur le meurtre de Moh mobilise la fine fleur des policiers de Rouiba, qui connaissent à fond l'art de ne rien voir parce qu'il ne faut surtout rien découvrir ; l'enquête sur la mort d'Abdallah est confiée à Si Larbi, vieux « flic » proche de la retraite, revenu de toutes ses illusions. En bonne logique algérienne, la double enquête devrait conclure à deux meurtres perpétrés par des islamistes. Mais, au rythme des déambulations de Si Larbi – il est trop vieux pour avoir droit à un véhicule de service, ce qui lui permet, en circulant à pied, de pénétrer lentement l'épaisseur des lieux, de capter l'enchevêtrement des paroles : il y a du Maigret en Si Larbi –, l'intuition s'impose que les deux meurtres sont reliés par un fil mystérieux.
L'enquête du vieux policier démasque peu à peu les mensonges, les compromissions, dans le vertige des manipulations, comme dans ces « polars » à la Raymond Chandler où s'échangent les identités et où s'abolit la distinction entre le bien et le mal. En démêlant les fils de deux meurtres sans importance, c'est toute la société et l'histoire algériennes récentes que Si Larbi met en cause. Sans tellement le vouloir, parce que la tâche est immense, et peut-être impossible : « Faut-il questionner l'histoire et oublier qu'elle tourne en rond autour d'un point d'incompréhension ? »
Pourtant, Si Larbi ne se résigne pas et chacune de ses démarches, chapitre par chapitre, déclenche un intarissable monologue intérieur qui ajoute une nouvelle pièce accablante. Le romancier et son héros accumulent les preuves, en une sorte d'encyclopédie chaotique de l'Algérie contemporaine. Ainsi se dévoilent les jonctions secrètes qui tissent le réseau mortel : entre gouvernement et phalanges de la mort, entre profiteurs du bazar et islamistes, entre les anciens héros du maquis et la mafia, et ainsi à l'infini.
C'est la mémoire algérienne que le roman entreprend de bouleverser. En mettant en pièces les légendes pieuses, les beaux livres d'images révolutionnaires, il remet au jour des épisodes du passé soigneusement occultés qui pèsent encore sur le présent, comme les rivalités sanglantes entre partisans de Messali Hadj et FLN. C'est là que le roman situe l'origine des serments barbares et de la longue chaîne des meurtres qui ont suivi.
L'enquête policière se mue ainsi en[...]
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Écrit par
- Jean-Louis JOUBERT : professeur à l'université de Paris-XIII
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