LE SILENCE DE LORNA (J.-P. et L. Dardenne)
« ... Trois cent quarante... » La première phrase prononcée dans Le Silence de Lorna (2008) désigne une somme d'argent que dépose à la banque l'héroïne éponyme, avant de prendre rendez-vous pour un prêt. Quant aux derniers mots : « Il y a bien quelqu'un qui nous donnera... » Jamais un film des frères Jean-Pierre et Luc Dardenne n'était allé aussi loin dans la description d'un univers clos, délimité et parcouru par le circuit de l'argent. Les billets de banque passent de main en main comme dans le film d'un réalisateur qu'ils admirent, L'Argent. Mais à l'univers stylisé de Robert Bresson se substitue ici un monde plus pesant, où l'argent cesse d'être une abstraction pour venir matérialiser le produit d'un travail fatigant (celui de Lorna) ou dangereux (Sokol testant la radioactivité dans des centrales nucléaires). Il devient aussi l'instrument d'un asservissement physique et moral, très loin de la libération espérée.
Le Silence de Lorna rejoint aussi le film de Ken Loach It's a Free World ! (2007). Les deux œuvres ont pour toile de fond des trafics déshumanisés, où des immigrés sont échangés comme des marchandises dans un monde où la liberté n'est promise qu'à celui qui peut la payer. Pour la Lorna des frères Dardenne comme pour l'Angie de Loach, le seul horizon est la survie, quoiqu'il leur en coûte, et quel que soit le prix à faire payer aux autres. Toutes deux n'ont d'autre solution que retourner contre elle-même la machine du libéralisme économique et idéologique à l'époque de la mondialisation, qui fait d'elles des victimes promises à une disparition brutale. Mais alors que l'univers du cinéaste anglais est essentiellement politique, celui des réalisateurs belges est avant tout moral, voire métaphysique.
Originaire d'Albanie, Lorna (Arta Dobroshi) a un but : obtenir la nationalité belge, puis vivre à Liège après avoir acheté un snack avec son ami Sokol (Alban Ukaj). Vingt ans après la chute du Mur de Berlin, pour une émigrée qui travaille dans un pressing, il s'agit encore d'une utopie. Mais Lorna, comme autrefois Rosetta, est dotée d'un appétit féroce de vivre et, comme elle, fait avec ce qu'elle a. En l'occurrence son corps, qu'elle a accepté, à l'instigation de Fabio (Fabrizio Rongione), chauffeur de taxi et trafiquant de petite envergure, non de vendre, mais de prêter. Un mariage blanc avec Claudy (Jérémie Rénier), un drogué, lui a permis d'acquérir la nationalité belge. Une fois libre, un autre mariage, avec un riche Russe à la recherche lui aussi d'un passeport belge, permettra de payer Fabio et de financer l'achat du snack... Entre les deux mariages, la disparition programmée de Claudy par overdose...
Tout cela, le spectateur ne le comprend que progressivement. Durant les premières minutes du film, le sens de cette circulation de billets, des coups de téléphone de Lorna passés en langue étrangère, des déplacements incessants des personnages, les liens qui existent entre Lorna, Claudy, Fabio, Sokol restent obscurs. Pourtant, les gestes, comme toujours chez les Dardenne, sont précis, quasi obsessionnels, voire rituels. Ainsi de la monnaie exacte que Lorna rend à Claudy, du matelas qu'elle extrait pour lui du dessous de son propre lit, de la place qu'occupe chaque objet – porte-monnaie, vêtement, clé...
Comme son interprète, Lorna maîtrise tout juste, mais suffisamment, la langue. Chaque parole semble le fruit d'un effort pour dire exactement ce qu'il faut, mais pas plus. Elle sait, par calcul ou par instinct, doser son effort selon la situation, ou rompre face à Fabio : « Moi aussi je veux mon argent. » Lorna est à la fois opaque et lumineuse. À la différence d'autres personnages des frères Dardenne, qui cherchaient leur place dans un mouvement[...]
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Écrit par
- Joël MAGNY
: critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux
Cahiers du cinéma
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