LE SPLEEN DE PARIS, Charles Baudelaire Fiche de lecture
« Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? » Cette phrase, extraite de la Préface du Spleen de Paris, éclaire le lecteur sur le principe qui régit la composition du second recueil de Baudelaire (1821-1867). C'est sous l'influence de Gaspard de la nuit (1842), poème en prose d'Aloysius Bertrand, qu'il entreprend ce projet qui doit être une description « de la vie moderne », d'« une vie moderne et plus abstraite », précise-t-il. Claude Pichois souligne que lorsque Baudelaire rédige sa Préface, il n'a pas encore publié Le Peintre de la vie moderne (1863), et que le projet du Spleen de Paris remonte à 1855, courant parallèlement à la rédaction de certains des poèmes des Fleurs du mal (1857) dont il offre parfois une seconde version (« La Chevelure », « Un hémisphère dans une chevelure », « Le Crépuscule du soir », « L'Invitation au voyage »). Les pièces du Spleen ont été publiées dès 1857, dans Le Présent, puis en 1861-1862 dans La Revue fantaisiste et La Presse. Le recueil a paru de manière posthume en 1869, deux ans après la mort de Baudelaire, grâce aux soins de son fidèle ami Asselineau et du poète Théodore de Banville.
Continuité et discontinuité
De « L'Étranger », qui ouvre ce recueil et qui peut être lu comme une indirecte présentation du « narrateur », au cynisme des « Bons Chiens », Le Spleen de Paris est composé de cinquante poèmes en prose dont la thématique recoupe celle des Fleurs du mal. Car Baudelaire a voulu que ses textes constituent un « pendant » à son célèbre recueil. Dans sa dédicace à Arsène Houssaye, il place son entreprise sous le signe de la continuité et de la discontinuité (« tout y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement »). Comme si l'ensemble composait un « serpent » qu'on pourrait tronçonner en autant de parties, sans jamais en altérer l'unité.
La composition du Spleen de Paris (Petits Poèmes en prose) traduit l'inachèvement du projet de Baudelaire, la consultation du « Reliquat » : (« Listes de projets », « A faire », etc.) révélant plus de cent dix pièces en chantier. Si la tension entre spleen et idéal organise l'univers narratif de ces textes (« Chacun sa chimère »), si la quête de la femme (« Le Fou et la Vénus », « Un hémisphère dans une chevelure », « La Belle Dorothée ») y est aussi constamment présente, le titre suggère une « unité de lieu » à la mélancolie du « narrateur ». Le Spleen installe nombre de ces poèmes dans la poétique d'un Paris « à l'apogée du capitalisme », pour reprendre le titre d'un essai de Walter Benjamin. Baudelaire a successivement évoqué plusieurs titres : Poèmes nocturnes, Rêvasseries, Le Promeneur solitaire et Le Rôdeur parisien. Comme si la ville présente ou absente était le lieu d'où se déduisait sa lecture tout à la fois poétique, onirique et critique de la société moderne : « Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder ? La vie fourmille de monstres innocents » (« Mademoiselle Bistouri »). La figure du flâneur domine ce recueil, car « c'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant » affirme Baudelaire dans la Préface du recueil. Il va dès lors conjuguer prose et prosaïsme pour produire la paradoxale « poésie d'un prosaïsme » (G. Blin).
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Écrit par
- Jean-Didier WAGNEUR
: critique littéraire à la
N.R.F. et àLibération
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Média
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