TASSE LE (1544-1595)
La « Jérusalem délivrée »
C'est peut-être une chance unique pour nous modernes, a priori réfractaires à l'épopée mais immédiatement séduits par la sensibilité poétique du Tasse, que d'accéder à travers la Jérusalem délivrée à la dimension perdue et aux joies antiques de la grande poésie épique telle que l'évoque précisément l'écrivain dans une page célèbre du Discours du poème héroïque (1594), où brille l'idée platonicienne d'un poème qui, « tout en contenant tant de matières diverses, ne fasse qu'un et n'ait qu'une seule forme et une seule âme, afin que tous ces éléments soient composés de telle sorte qu'ils se répondent l'un l'autre et se correspondent, et dépendent si vraisemblablement et si nécessairement à l'un de l'autre, qu'il suffise d'en supprimer ou d'en déplacer une seule partie pour que tout s'effondre. »
Si l'unité du poème réside dans la poésie du Tasse, dans le timbre unique de la voix où résonnent toutes les voix de son grand opéra, elle est faite aussi de la multiplicité d'échos, de figures, de postures, de scènes, de nœuds et d'enchaînements qui relie, sans solution de continuité, toute œuvre classique au même répertoire littéraire et figuratif de la représentation occidentale. Unité de l'espace imaginaire classique où les figures, de langage ou de formes, composent leurs différences (comme sur telle toile de Botticelli où se « superposent » naissance de Vénus et baptême du Christ), au lieu de les exacerber dans le champ conflictuel de la parodie moderne ou de les annuler dans le vide ludique de l'indifférenciation postmoderne.
Quant aux « matières si diverses » qui composent la trame du poème (et qui supposent, de la part du prétendu poète de l'ineffable, une maîtrise rhétorique quasi illimitée), historiques ou inventées, vraisemblables ou merveilleuses, profanes ou sacrées, stratégiques ou amoureuses, elles relèvent indifféremment, aux yeux du lecteur moderne, de l'ordre romanesque, autrement dit de la poétique de l'obstacle qui retarde indéfiniment, jusqu'à la dernière octave du chant XX, l'accomplissement du vœu de Godefroy de Bouillon – restituer aux chrétiens le Saint-Sépulcre –, au terme de la première croisade, le 15 juillet 1099. Synonyme, pour nous, non de dispersion narrative, dont le Roland furieux de l'Arioste serait plutôt l'exemple, mais au contraire d'une extrême cohérence structurale (le Tasse « croit » à son sujet, et à lui seul ; l'Arioste en a plusieurs, dont il « joue »), le terme de « roman », qui résumait pour la critique classique tous les errements, poétiques et moraux, du Tasse, nous paraît encore moins convenir à la matière amoureuse de son poème, où la fascination l'emporte sur l'aventure et le fantasme sur l'intrigue. Si l'on excepte Herminie, reflet de reflet, et sa double passion, doublement malheureuse, de vouloir être Clorinde désirée par Tancrède, lui-même symboliquement frappé d'impuissance par ce désir même, la Jérusalem délivrée ne parle pas de l'amour, mais de la femme. Elle ne raconte pas deux histoires d'amour impossible, d'ailleurs situées hors de toute temporalité, dans l'au-delà de la mort (Tancrède et Clorinde) ou dans l'utopie d'une île magique (Renaud et Armide) ; elle met en scène, plus que deux personnages, deux figures de la féminité comme fantasme de mort (Clorinde) ou comme pur fantasme (Armide). Figure castratrice de femme à la fois invisible et interdite, puisqu'on ne peut risquer de l'apercevoir qu'à condition de la mettre à mort avant d'être mis à mort par elle, Clorinde forme avec Argant le couple le plus sanguinaire de tout le camp païen. Nouvelle Laure, elle est, dans l'affolant lapsus de sa chevelure d'or volant sur le champ[...]
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Écrit par
- Jean-Michel GARDAIR : professeur à l'université de Paris-IV
Classification
Média
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