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LE THÉÂTRE DE SABBATH (P. Roth)

De L'Écrivain des ombres (1979) à La Contrevie (1987), Philip Roth s'était mis en scène sous le masque tour à tour bouffon et pathétique de l'écrivain Nathan Zuckerman. Sans renoncer tout à fait aux équivoques de la fiction, il avait ensuite écrit trois textes d'inspiration plus ouvertement autobiographique : Les Faits (1988), Tromperie (1990) et Patrimoine (1991). Dès Opération Shylock, paru en 1993, il allait cependant revenir à l'affabulation de soi, mais en la radicalisant par le recours délibéré à l'autofiction : « Philip Roth » y désignait à la fois le nom du romancier sur la couverture du livre, le nom de son protagoniste et celui de l'imposteur qui en avait usurpé l'identité.

Le Théâtre de Sabbath (trad. Lazare Bitoun, Gallimard, Paris, 1997) est à cet égard un roman de facture plus classique. Mais Morris Sabbath, dit « Mickey », son héros, est de toute évidence un nouveau double. Portrait de l'artiste, encore une fois, non plus en agent double, comme dans Opération Shylock, ni en écrivain névrosé, comme dans la série des Zuckerman, mais en vieux dégueulasse, en dirty old man à la Bukowski.

Portrait signé Roth, de la première à la dernière ligne – sa faconde, ses pitreries, ses insolences, son âpre drôlerie, tout ce qui fait le bonheur habituel de ses lecteurs, mais porté à une puissance supérieure, démultiplié par une énergie qui ne s'était plus manifestée de manière aussi explosive depuis Portnoy et son complexe. Comme tous les vrais romans, Le Théâtre de Sabbath offre de quoi en faire plusieurs. C'est à la fois un éloge de l'indécence, une apologie du plaisir, une oraison funèbre, une désopilante comédie, une fiévreuse confession, un déluge d'angoisse, de sarcasmes, d'obscénités et de noire jubilation. Avec son montreur de marionnettes, Roth vient de créer un personnage d'une densité et d'une vivacité époustouflantes.

Un type pas fréquentable pourtant, ce Sabbath. De mauvaises manières et des mœurs plus que douteuses. Un écornifleur, un voleur, un semeur de pagaille. Mais avant tout un fornicateur impénitent, un monstre de lubricité, qui a érigé le principe de plaisir en tyrannique règle de vie. À dix-sept ans, il prend la mer et fait ses classes dans les bordels d'Amérique latine. À vingt-quatre, il installe son petit « Théâtre indécent » sur le trottoir de Broadway. Le talent scabreux de ce marionnettiste sans marionnettes autres que ses dix doigts agiles ne passe pas inaperçu. Peu après, Sabbath fait ses débuts dans la mise en scène : La Cerisaie, d'abord, puis un calamiteux Roi Lear. Une fulgurante carrière qui, à peine commencée, est déjà terminée. Tout s'effondre lorsque Nikki, sa première compagne, disparaît à jamais, sans laisser la moindre trace, un soir où elle doit jouer dans Mademoiselle Julie. Sabbath, après l'avoir cherchée partout comme un fou, quitte à son tour New York pour se réfugier à Madamaska Falls, un coin perdu de la Nouvelle-Angleterre, où il va survivre vaille que vaille en donnant des cours d'art dramatique.

Sabbath a tout raté. Il a raté jusqu'à son ratage : « Il avait connu toutes les souffrances de l'artiste – l'isolement, la pauvreté, le désespoir, le blocage mental et physique – et personne ne le savait et tout le monde s'en foutait. Et, bien que l'ignorance ou le manque d'intérêt des autres soit une forme de plus de la souffrance endurée par les artistes, dans son cas, cela n'avait absolument rien d'artistique. Il était tout simplement devenu laid, vieux et aigri, il n'était qu'un parmi des millions d'autres. » Le voici donc, la soixantaine bedonnante, les doigts tordus par l'arthrose, la prostate enflée. Ses affaires sont au plus bas. Il a perdu son emploi « pour harcèlement sexuel d'une jeune fille de quarante ans sa cadette ». Roseanna, sa seconde épouse, a fini par[...]

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