Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

LE THÉÂTRE ET SON DOUBLE, Antonin Artaud Fiche de lecture

L'alchimie théâtrale

De Jerzy Grotowski à Eugenio Barba et au Living Theatre, de Robert Wilson à Tadeusz Kantor, les conceptions contemporaines du théâtre ont été en grande partie nourries par Le Théâtre et son double. Les idées d'Artaud sur le théâtre ont été suffisamment importantes, souligne Derrida, « pour penser le théâtre d'aujourd'hui à partir de l'ouverture de son histoire dans l'horizon de sa mort ».

Concevoir le théâtre comme lieu, moyen d'initiation et de transmutation, n'était pas une innovation propre à Artaud. La plupart des grands théoriciens de cet art au xixe siècle partagèrent cette conviction. Hugo évoque ainsi « la lutte de deux forces opposées », et Novalis parle « de la métamorphose » et « de la réduction-purification » que le drame doit opérer. Artaud, en suggérant que le théâtre peut être « un nouveau mode d'être », ne s'éloigne pas non plus de la catharsis aristotélicienne, ni de la tradition antique d'initiation : le théâtre, selon lui, doit opérer une remise en cause, non seulement du monde objectif et descriptif externe, mais aussi du monde interne, c'est-à-dire « de l'homme considéré métaphysiquement ».

La révélation du théâtre balinais fournit à Artaud la certitude que le théâtre possède son langage propre, « un langage extérieur à toute langue parlée et où il semble que se retrouve une immense expérience scénique ». En déclarant qu'« il n'y a que dans le théâtre, que ce qui est essentiellement théâtral, qui [l']intéresse », Artaud met en avant sa volonté de privilégier la scène, « lieu physique et concret », « révélateur de la matière », qui doit satisfaire les sens par l'utilisation du magnétisme nerveux de l'homme, et transgresser les limites ordinaires de l'art et de la parole.

Pareille à l'alchimie, la parole théâtrale devient alors un creuset, un lieu de transmutation où « naît le vrai théâtre comme la poésie, mais par d'autres voies, d'une anarchie qui s'organise ».

Artaud souhaite un théâtre de la Création, retrouvant derrière les vieux mythes, une poésie de l'espace « capable de créer des sortes d'images matérielles équivalant aux images des mots ». Ce théâtre aurait recours sur scène à tous les moyens d'expressions utilisables : gesticulation, pantomime, danse, éclairage, mimique. Artaud s'étonne, en regardant le tableau de Lucas van den Leyden, Les Filles de Loth, de l'harmonie visuelle qu'il dégage, alors que le théâtre, à l'opposé de cette peinture, semble incapable « d'être ce qu'il devait être » et de fondre les apparences en une expression unique, « pareille à l'or spiritualisé ».

Ainsi, l'art et la parole peuvent agir organiquement : « tout cet amas compact de gestes, de signes, d'attitudes, de sonorités, langage de la scène et de la réalisation » doit donner naissance à « des attitudes profondes qui sont ce que l'on pourrait appeler de la métaphysique en activité ». Le théâtre se révèle alors le double d'une autre réalité que celle de l'humain ou de la vie quotidienne, une réalité « dangereuse comme la peste » par les conflits et les forces qu'il provoque. De ce « théâtre de la cruauté », ni les acteurs ni les spectateurs ne sortent indemnes. Les différentes phases de la matière théâtrale ont pour conséquence, en supprimant le dualisme matière/esprit, corps matériel/corps spirituel, acteur/spectateur, théâtre/vie, de retrouver ce qu'Artaud nomme « le barattement inné de la vie ».

— Florence BRAUNSTEIN

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification

Médias

Antonin Artaud dans <it>La Passion de Jeanne d'Arc</it> - crédits : Henry Guttmann/ Getty Images

Antonin Artaud dans La Passion de Jeanne d'Arc

Danse <it>topeng</it> - crédits : Ernst Haas/ Getty Images

Danse topeng

Autres références

  • ARTAUD ANTONIN (1896-1948)

    • Écrit par
    • 3 392 mots
    • 1 média

    Le 4 septembre 1896, Antoine-Marie-Joseph Artaud (dit Antonin) est né à Marseille. Le père, Antoine Roi, est capitaine au long cours ; la mère, Euphrasie Nalpas, est une Levantine originaire de Smyrne. Il est l'aîné de cinq enfants, dont deux mourront en bas âge. Ses premières années sont celles que...

  • LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE

    • Écrit par
    • 7 278 mots
    • 13 médias
    ...clairement. Paul Claudel fait éclater le cadre temporel, géographique et mystique de la pièce avec les quatre journées du Soulier de satin (1929). Antonin Artaud avance dans Le Théâtre et son double (1938) une théorie violemment antiréaliste de la mise en scène, inspirée des traditions extrême-orientales,...