LE VOL DE L'HISTOIRE. COMMENT L'EUROPE A IMPOSÉ LE RÉCIT DE SON PASSÉ AU RESTE DU MONDE (J. Goody)
Il fallait de l'érudition et de la passion pour se lancer dans l'immense entreprise consistant à soumettre la vision occidentalocentrique de l' histoire du monde au feu de la critique. Jack Goody, anthropologue africaniste, devenu voyageur et comparatiste, ne manque ni de l'une ni de l'autre. Il a d'ailleurs déjà montré, notamment à propos de la famille, à quel point l'intrusion du comparatisme dans le champ d'étude de l'historien pouvait être pertinente. Dans Le Vol de l'histoire (Gallimard, 2011), il associe les analyses savantes à l'humeur polémique, reprochant à l'Occident – ou plus précisément aux esprits les plus distingués de la pensée occidentale, Hugh Trevor-Roper, Fernand Braudel, Perry Anderson, Peter Laslett ou Moses I. Finley – d'avoir cédé au démon nombriliste de la célébration d'une culture européenne supérieure à toutes les autres.
Il ne s'agit pas seulement, pour Jack Goody, de dénoncer un sentiment de supériorité, auquel nulle société n'a échappé, mais de considérer la situation spécifique de l'Occident qui, dominant le monde, a imposé une vision de l'histoire dans laquelle l'apport des autres cultures fut systématiquement minimisé. Rien de mieux, pour atteindre ce but, que de les ignorer et d'attribuer à l'Europe les grandes inventions humaines – tout en s'interrogeant, dans le meilleur des cas, sur les raisons de l'immobilité historique du reste de l'humanité.
Pour mener sa démonstration, Jack Goody procède en trois temps. Il commence par la critique de trois œuvres auxquelles il reproche une lecture biaisée de l'histoire : celle de John Needham (qui voulait comprendre les causes de l'avance de l'Europe sur la Chine) ; celle de Norbert Elias (accusé du vol de la civilisation) ; celle de Fernand Braudel (accusé du vol du capitalisme). Mais le principal accusé est peut-être Max Weber, qui a sans doute résumé avec le plus de clarté la spécificité occidentale, la vive charge polémique contre Norbert Elias s'adressant en effet aux wébériens en général. Jack Goody se livre ensuite à une critique généalogique des catégories de l'histoire occidentale (Antiquité, féodalisme, despotisme asiatique). Enfin, dans un livre décidément ternaire, il accuse l'Occident de s'être attribué l'exclusivité de l'invention des villes, des universités, de nombreuses valeurs (la démocratie, l'humanisme, l'individualisme) et même d'émotions comme l'amour.
Mais les usurpations décrites pas Jack Goody sont si nombreuses que l'on finit par ne plus être certain, en le lisant, de l'importance qu'il convient d'accorder à chacune d'entre elles. Cette impression est renforcée par la traduction qui place la charge contre les auteurs en tête de l'ouvrage, ce qui rend le texte français plus nettement polémique que celui de l'édition anglaise (celle-ci s'ouvre sur la question des créations conceptuelles). Il est indéniable que les historiens occidentaux ont méconnu les cultures exotiques, plus ou moins par vanité, mais aussi par simple esprit sédentaire. De fait, quand il s'agit de critiquer l'occidentalocentrisme comme ignorance de l'Autre ou comme manifestation de son impérialisme culturel, Jack Goody, fidèle à ses idées politiques et intellectuelles, emporte facilement la conviction. Mais il n'est pas aussi convaincant sur tous les sujets.
Balayant des espaces conceptuels, historiques et géographiques considérables, il prend de ce fait le risque d'être contesté par les spécialistes de chacun des domaines qu'il aborde. Risque certes inhérent au comparatisme, mais qui l'amène parfois à ne retenir que les éléments concourant à sa thèse. Ainsi, dans l'image de l'amour fraternel ornant la façade d'un palais du[...]
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Écrit par
- Alain GARRIGOU : professeur de science politique
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