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LE VOYAGE D'HIVER DE SCHUBERT (I. Bostridge) Fiche de lecture

Un art de la digression

Le cheminement de Ian Bostridge, toujours aussi pertinent que surprenant en correspondances et digressions, transforme son essai en une partition aléatoire convoquant aussi bien la musique, la littérature et les arts visuels que l’histoire et les sciences. Dans sa lecture des lieder, l’auteur joue de ces différents instruments pour élaborer d’inouïs contrepoints. Sur le plan biographique, il insiste sur le célibat forcé de Schubert, ses amours impossibles, la syphilis, sa psychologie cyclothymique, sa schizophrénie romantique où se mêlent humiliation et noblesse héroïque. L’attention au contexte social et historique nourrit, d’autre part, des commentaires sur le statut de l’artiste, sa condition de paria dans une société bourgeoise et le manque de liberté face à un pouvoir répressif alors incarné par Metternich et que l’hiver métaphorise dans le cycle de lieder. L’essayiste use aussi de l’approche linguistique (les connotations des mots allemands signifiant « l’étranger », « la girouette », « les larmes », « le gel », « le tilleul », « les fleurs de givre », « la malle-poste », etc.) de même qu’il étudie la partition (les jeux sur les rythmes – rapide, animé, long, lent –, le choix des tonalités, majeure ou mineure), s’interroge sur la juste interprétation du « triolet schubertien », les climats (méditatif, douloureux, glacial) et les poncifs romantiques (le cor, la lettre), tout en digressant sur la valse, trop libertine aux yeux d’un pouvoir répressif.

L’essai de Bostridge apparaît comme un palimpseste réveillant des fantômes littéraires (Hölderlin, Byron, le Saint-Preux de La Nouvelle Héloïse,Le Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper), et en faisant écho à d’autres œuvres à venir (La Montagne magique de Thomas Mann, Le Gai Savoir de Nietzsche, Beckett, L’Étranger de Camus).

Il est également traversé d’échos musicaux (de « L’air de Lucas » dans Les Saisons de Haydn au « Mr. Tambourine Man » de Dylan) et coloré d’œuvres picturales (Caspar David Friedrich notamment). L’essai offre, en outre, une vive et profonde réflexion philosophique sur le tragique et le dérisoire de la condition humaine, la consolation de l’art, en s’inquiétant de la naissance de la barbarie nazie telle qu’elle apparut au cœur même d’une civilisation humaniste.

Avec virtuosité, Ian Bostridge joue sur un nombre considérable de registres : autobiographique, biographique, historique, social, musicologique, linguistique, littéraire, pictural, philosophique. Comme dans un roman policier, le ténor-écrivain suspend, avec une grande élégance, la rigueur de l’enquête scientifique à sa très haute sensibilité d’homme et d’artiste, autant que l’interrogation minutieuse de la forme et du sens à l’audace intuitive de rapprochements lumineux.

— Yves LECLAIR

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Écrit par

  • : professeur agrégé, docteur en littérature française, écrivain

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Média

<em>Voyageur contemplant une mer de nuages</em>, C. D. Friedrich - crédits : Bridgeman Images

Voyageur contemplant une mer de nuages, C. D. Friedrich