LE VOYAGE EN ITALIE DE GOETHE (J. Lacoste)
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Été 1786 : Goethe accompagne à Carlsbad le duc Charles-Auguste, dont il est, à Weimar, le conseiller intime. Dans cette ville de cure, aujourd'hui tchèque sous le nom de Karlovy Vary, se trouve alors également celle qu'il considère comme son âme sœur, la baronne Charlotte von Stein. Et voici que, le 3 septembre 1786, après la célébration de son trente-septième anniversaire, il s'enfuit secrètement. Direction : l'Italie. De septembre 1786 à juin 1788, la cour de Weimar est dépossédée du plus célèbre de ses hôtes.
Pourquoi ce départ subit ? Dans un ouvrage où il met en lumière ce que l'Italie a pu apporter à Goethe (Le Voyage en Italie de Goethe, P.U.F., Paris, 1999), Jean Lacoste propose plusieurs hypothèses. La première est culturelle : pour tous ceux qui souhaitent assimiler l'Antiquité classique, le pèlerinage à Rome est jugé, à l'époque, indispensable. Autre suggestion, renvoyant à la psychologie des profondeurs : l'Italie appartenait à l'enfance de Goethe, puisqu'en 1740 son père avait lui-même visité la Ville éternelle et qu'il lui racontait ses souvenirs. Crise d'identité, enfin : à Weimar, le poète se sentait mutilé dans son désir de création.
C'est ce dernier aspect que privilégie Jean Lacoste. Il montre combien l'Italie permet à Goethe de compenser un manque. À Rome, l'auteur des Souffrances du jeune Werther fréquente des peintres : Angelika Kauffmann, portraitiste réputée, ou Wilhelm Tischbein, pour lequel il pose. Il jouit du « bonheur d'être seul à nouveau », et ses heures de tranquillité l'incitent à terminer Egmont, à rédiger le début de La Métamorphose des plantes. Il dessine abondamment. Il étudie l'œuvre de son défunt compatriote Winckelmann, s'efforçant d'approfondir l'art antique à travers ses théories.
Quant à mesurer les réactions authentiques de Goethe et leurs conséquences sur son activité créatrice, Jean Lacoste appelle à la prudence. Le livre-bilan qui s'intitule Voyage en Italie n'est pas un témoignage direct. C'est une construction élaborée plusieurs années après-coup. En novembre 1816, la première partie en est publiée, décrivant le trajet de Carlsbad à Rome. En octobre 1817 paraît le second volume, où Goethe relate son séjour à Naples et son périple en Sicile.
C'est pourquoi Jean Lacoste prend en compte moins le côté biographique de cette escapade italienne que la nouveauté qui en découle dans sa vision du monde. Confronté à des plantes et à des roches qui lui étaient inconnues, Goethe a eu la révélation capitale de « l'idée de morphologie et de métamorphose, autrement dit des formes et de leur évolution ». En outre, il s'est immergé dans l'art italien, ce qui l'a poussé à s'interroger sur la notion de chef-d'œuvre et, à travers sa découverte des édifices construits par Palladio à la Renaissance, sur la fonction de l'architecture.
L'Italie a ainsi provoqué en lui une rupture. Il s'est aperçu qu'il devait renoncer à ce qui était son ambition jusque-là : s'affirmer comme un grand peintre. Cette déception a été corrigée par une régénération : « l'homme de cour » qu'il était devenu à Weimar accède à sa vocation, celle de poète, de créateur littéraire, et en même temps de savant. Jean Lacoste insiste sur la somme de connaissances que ses pérégrinations le conduisent à emmagasiner. Encyclopédisme non contradictoire, indique-t-il, avec sa conception de la poésie, car elle inclut la science.
Le 13 mars 1827, Goethe confie à Eckermann : « Je suis parti pour l'Italie par désespoir. » Peut-être, mais il en est revenu sauvé. La judicieuse analyse de Jean Lacoste convainc que le Voyage en Italie n'est pas simplement « la confession d'un amateur d'art ou le carnet d'un antiquaire ». C'est une sorte de « discours de la méthode » qui retrace comment il est possible, pour un poète, de parvenir à la vérité.
Manière de voir non contredite par Marie-Anne Lescourret, loin s'en faut, dans la volumineuse et claire biographie qu'elle consacre à Goethe (Goethe. La fatalité poétique, Flammarion, 1999). Bien que, par nécessité, elle n'aborde qu'en quelques pages le séjour de l'écrivain en Italie, elle juge, elle aussi, que ce pays a été à la source de ses « principes épistémologiques et esthétiques ».
Toutefois, elle relève chez lui une dette italienne déjà commentée par plusieurs exégètes, et que Lacoste, en se concentrant sur l'étude du Voyage en Italie, a un peu négligée. « L'amour charnel est l'ultime enseignement de ce voyage », écrit-elle. Grâce à une « belle Milanaise », Madalena Riggi, Goethe a pris conscience, estime-t-elle, que son corps était « un instrument de perception et de jouissance ».
Les Élégies romaines, que le public peut lire en 1795, donnent raison à une telle interprétation. Elles attestent poétiquement du bonheur nouveau trouvé par Goethe dans le plaisir des sens, alors que celui-ci n'a pas de place dans le texte du Voyage en Italie de 1816-1817, où n'apparaît qu'un Goethe raisonnable. Un sage qui, avec beaucoup de distance critique, Jean Lacoste l'explique bien, a su intelligemment tout intégrer de la culture classique, jusqu'à incarner en Allemagne le classicisme.
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Écrit par
- Lionel RICHARD : professeur honoraire des Universités
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