Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

LE VOYAGE VERTICAL et BARTLEBY ET COMPAGNIE (E. Vila-Matas) Fiche de lecture

À la crise qui semble frapper depuis longtemps la création romanesque espagnole, Enrique Vila-Matas, né à Barcelone en 1948, répond en se situant hors normes, en pratiquant dès ses premiers livres une recherche ludique de l'originalité, dans un mélange de fiction et d'essai pimenté d'humour.

Le titre même de son récit Le Voyage vertical (trad. A. Gabastou, Bourgois, 2002) exprime ce parti pris. On y lit l'étrange histoire de Federico Mayol, un chef d'entreprise à qui, apparemment, tout a réussi, et qui se retrouve du jour au lendemain dans le vide lorsque sa femme le jette dehors sans motif précis. Il va dès lors vivre une expérience qui s'inspire de ce que le poète chilien Vicente Huidobro, cité en exergue du roman, avait imaginé pour lui-même dans son livre L'Épervier, ou le Voyage en parachute : « Tombe / Tombe éternellement / Tombe au fond de l'infini / Tombe au fond de toi-même / Tombe au plus bas que l'on puisse tomber. »

En fait, le voyage vertical s'accomplit sur plusieurs plans. C'est d'abord la verticalité géographique d'un trajet qui mène le héros à Porto, à Lisbonne, puis sur l'île de Madère, à la recherche d'un Sud dont poètes et peintres ont fait depuis toujours le symbole d'une sérénité retrouvée, et que Mayol appelle son « Atlantide ». Mais c'est aussi, bien sûr, le voyage intérieur, la recherche instinctive d'un homme sans vraie culture et qui se voit soudain, à soixante-dix ans, dépouillé de ses certitudes sur la valeur de la famille et de sa situation sociale. Or, s'il a manqué sa jeunesse, s'il a raté sa maturité, en revanche il va réussir sa vieillesse à travers un renoncement total : « Il trouvait fantastique de se rendre compte qu'il s'enfonçait, peut-être parce que pour la première fois de sa vie il savait où il allait, c'était très clair pour lui parce qu'il ne voyait qu'une image très concrète de lui-même descendant en position radicalement verticale vers le vide le plus absolu […]. Il pensa à la vie et se dit que c'était beau de s'enfoncer. Il lui manquait si peu pour n'être plus personne et plus rien du tout. » Mais, au bout du voyage, ce n'est pas le néant, comme le souligne une citation de William Carlos Williams : « La descente est séduisante / comme l'est l'ascension. / La défaite n'est jamais que la défaite et rien d'autre, car / le monde qu'elle ouvre est toujours un parage / qu'auparavant / on ne soupçonnait pas. » Ce parage, c'est le monde des « décalés et des excentriques », comme le dit l'auteur, pensant évidemment à lui-même.

Le sujet n'est pas nouveau, tant s'en faut. Mais ce qui fait l'originalité de Vila-Matas, c'est sa manière légère, humoristique de raconter l'histoire. On pourra y voir aussi quelque chose de plus précis : le besoin, chez l'écrivain, de se débarrasser du regret des occasions perdues de sa jeunesse. Il y a dans ce récit comme une récupération rétrospective et tardive d'un « Mai-68 » que Vila-Matas ne pouvait vivre pleinement dans une Espagne encore franquiste.

Si Le Voyage vertical évoque la crise de l'être, Bartleby et compagnie (trad. A. Gabastou, Bourgois, 2002) aborde celle de la création littéraire, et cela d'une façon tout aussi ludique. Il ne s'agit plus là d'un récit, mais d'une sorte d'essai qui se propose de parler des écrivains qui, un jour, sans raison apparente, ont cessé d'écrire. « Il y a, dit Vila-Matas, des histoires du vide de la vie et de l'écriture. » La gageure de cette œuvre est d'écrire sur le rien, sur ce qui n'a pas été, de créer un livre à partir de la non-création. La matière de Bartleby et compagnie sera par conséquent[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : ancien maître de conférences, université de Paris-IV-Sorbonne, U.F.R. de langue et littérature espagnoles

Classification