LECTURE
La révolution de l'imprimé
Un nouvel espace pour le livre
Il n'est pas question de disserter ici des raisons pour lesquelles, en Europe, l'imprimerie apparut dans les pays germaniques au milieu du xve siècle. Bornons-nous à constater que cette invention fut réalisée en un moment et dans une région où la demande en textes écrits connaissait un accroissement vertigineux. Il est de bon ton de souligner les progrès qu'elle permit de réaliser. Mais elle contribua largement aussi à désorganiser les procédés de mise en texte qui correspondaient aux formes de lecture traditionnelles. En effet, si l'on commença par essayer d'imiter au plus près les manuscrits qu'il s'agissait de reproduire, quitte à demander à un « rubricateur » de préparer un à un les exemplaires avant leur vente, les impératifs de la mécanisation et la recherche du plus bas prix de revient firent abandonner de telles pratiques à partir du moment où, dans les années 1480, les typographes n'eurent plus à craindre la concurrence des copistes. Les repères de couleur qui balisaient les textes de théologie et de droit disparurent alors et les lignes des romans se resserrèrent. Après quoi, surtout à partir des années 1520-1530, avec le caractère romain, l'intervention des imprimeurs humanistes fit triompher de nouvelles formes de mise en texte, plus simples et plus aérées, qui correspondent à de nouvelles formes de lecture.
L'évolution de la présentation des textes, tributaire qu'elle est des gestes et des habitudes des liseurs, ne se fait pourtant que très lentement, et les manières de lire ne ressemblent encore en rien à celles que nous pratiquons. La glose, avec ce qu'elle suppose d'analyse mot à mot d'un texte emprisonné dans son commentaire, survit longtemps encore dans les milieux juridiques. Les grandes œuvres théologiques, et notamment les éditions de l'Écriture et des Pères, présentent, surtout à l'époque de la Contre-Réforme, un aspect massif qui montre bien que ces ouvrages sont d'ordinaire consultés ponctuellement et non point lus cursivement. En revanche, les éditions des auteurs classiques adoptent des formes de présentation inspirées par les humanistes, où le texte occupe la quasi-totalité de la page, les annotations étant reléguées d'abord dans certaines marges avant de se trouver entassées au bas de celle-ci au xviie siècle. Surtout, à partir du moment où Alde Manuce lance ses petites éditions en caractère italique de format in-8o, de nouvelles formes de lecture plus cursives se développent assurément. Enfin, les typographes d'avant-garde s'efforcent de codifier l'orthographe, mais se trouvent entravés dans leur effort de simplification par le poids des traditions, toujours tenaces en ce domaine, et aussi parce qu'ils s'aperçoivent vite que les lettres adventices qu'ils voudraient éliminer facilitent la saisie du mot par l'œil, notamment la distinction des homonymes ou celle des fonctions.
La lente visualisation du discours écrit
Cependant, ces typographes, qui veillèrent si soigneusement à la correction de leurs textes et qui furent pour la plupart d'admirables metteurs en page, continuèrent à présenter les œuvres sans paragraphes ni blancs. Comment donc pouvait-on lire au xvie siècle les œuvres de Rabelais ou les Essais de Montaigne sans qu'aucun blanc permette de respirer, au long de dix pages, ou parfois plus encore ? Cette présentation serrée étonne tout autant dans le cas de certains livres de piété conçus pour être lus par phrases ou par groupes de phrases, successivement destinés à orienter la méditation – par exemple, l'Imitation de Jésus-Christ. Plus surprenant encore, l'ensemble des contes et des romans, de Boccace à Marguerite de Navarre, de Belleforest à Honoré d'Urfé et Madeleine de[...]
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Écrit par
- Henri-Jean MARTIN : professeur émérite à l'École nationale des chartes, directeur d'études à la IVe section de l'École pratique des hautes études
- Martine POULAIN : conservatrice générale des bibliothèques, directrice de la bibliothèque de l'Institut national d'histoire de l'art
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