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LÉGER FERNAND (1881-1955)

La peinture concurrencée

Ainsi, celui que l'on présente parfois comme l'apologiste naïvement enthousiaste de la modernité se montre en fait terriblement lucide sur sa violence intrinsèque. Pour l'artiste, cette violence prend la forme de la concurrence que lui livrent les machines, belles en elles-mêmes et pourvoyeuses d'une beauté d'un nouveau genre, qui met désormais l'artiste au défi de faire aussi bien ou mieux, sous peine de disparition : « Deux producteurs sont donc en présence, vont-ils se détruire ? »

Il y va donc ni plus ni moins de la survie de la peinture qu'elle tienne compte à travers ses propres opérations des valeurs nouvelles que la machine et ses produits imposent : l'exactitude et la précision, le fini et le poli, la raison géométrique sous-jacente. La peinture surmontera le risque d'obsolescence qui la guette à la seule condition que l'on puisse l'évaluer selon les mêmes critères que les produits de l'industrie. Dans ce contexte, les tableaux que Léger peint sur le monde du travail et ses acteurs (Le Mécanicien, 1918-1920 ; Le Typographe, 1919 ; Dans l'usine, 1918) représentent sans doute plus qu'une simple adhésion au sujet moderne : l'usine, la fabrique, l'ouvrier sont aussi des allégories modernes et antisentimentales de l'atelier, du peintre et de son activité.

Si la guerre dont sort l'Europe avait été une guerre de positions, grise et incolore, qui privait l'artiste de motifs à peindre, les nouvelles luttes économiques et le cadre où elles se déroulent réclament, au contraire, la vitesse, le grand jour, la lumière électrique et les couleurs. « Industriels et commerçants s'affrontent en brandissant la couleur comme arme publicitaire. Une débauche sans précédent, un désordre coloré fait éclater les murs. Aucun frein, aucune loi ne viennent tempérer cette atmosphère surchauffée qui brise la rétine, aveugle et rend fou », écrit Léger. Les Disques (1918), La Ville (1919) transposent cet éblouissement en demi-cercles colorés, reliés à des membres de métal, en aplats découpés en contours dynamiques et brutalement juxtaposés.

Mais le créateur de certains des plus forts emblèmes de la modernité est aussi habité par l'ambition de créer, à l'instar d'un Cézanne, un art solide et durable comme celui des musées. L'esprit moderne et ses valeurs, en effet, n'entraient pas forcément en contradiction avec l'aspiration à un nouveau classicisme. Dans Le Grand Déjeuner (1921) par exemple, Léger reconstruit la figure humaine d'une manière qui doit encore tout à un modèle machiniste : ses figures, stéréotypées comme des pièces d'assemblage, revêtues d'un modelé gris métallique, encastrées dans une grille orthogonale, disent bien l'anonymat de la civilisation moderne et sa dureté sans concession ; mais leurs qualités architectoniques, leur frontalité et leur monumentalité, l'impassibilité de leurs traits désignent aussi les qualités éternelles d'un art classique dans son essence. De cette toile, Léger dira qu'elle « est une des victoires de [sa] bataille pour le classique », et le peintre revendiquera toujours ce fonds de classicisme dans sa démarche, en insistant notamment sur le caractère réfléchi et contrôlé de son art, placé sous le primat du dessin. Si la machine est bien ce condensé d'ordre, d'intelligence et de calcul qu'exaltent au même moment Ozenfant et Le Corbusier dans L'Esprit nouveau, ce modèle de précision et de beauté où rien n'est laissé à la fantaisie, alors l'âge de la machine contient indéniablement les vertus et les ferments d'un nouvel âge classique.

Alors même qu'il est en train de refonder les bases d'une tradition picturale ambitieuse, qui lui fait renouer les fils de la tradition en les[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'art à l'université de Grenoble-II-Pierre-Mendès-France

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