LÉGER FERNAND (1881-1955)
Le monde des objets
Si Léger ne pousse pas l'expérience plus loin que cette œuvre, qui reste comme un des jalons essentiels du cinéma d'avant-garde, elle accompagne sa redécouverte durable de la force des objets et de leur autonomie par rapport à la figure. En les peignant, Léger déborde cependant le modèle ancestral de la nature morte et s'inspire des nouveaux modes de visibilité de l'objet, tels que les proposent à l'époque moderne la réclame, les vitrines et les étalages de la société de consommation naissante. Le Siphon (1924) reprend un motif publicitaire pour l'apéritif Campari ; Composition aux quatre chapeaux (1927), avec sa panoplie d'objets étalés en rang, réagit sans doute au nouveau visage de la rue, transformée par le « spectacle permanent » de ce que Léger n'hésite pas à appeler l'« art des devantures », qui inspire au peintre un nouvel ordre de représentation. « L'art de l'étalage actuel, dit Léger, est un art très important. [...] Tout cet art décoratif actuel c'est le nouvel art populaire moderne. » En se fondant sur son analyse de l'image cinématographique, l'artiste pratique le montage de fragments et de détails exagérément amplifiés, entraînant ruptures d'échelle et pertes du lien logique entre les objets. Ce processus est à son comble en 1930, quand Léger peint La Joconde aux clés, où l'image de la Joconde, copiée à partir d'une vulgaire carte postale, est éclipsée par un immense trousseau de clés. Le contraste d'échelle entre ces deux icônes, celle d'un passé suranné et celle de l'omnipotent présent, anticipe le nivellement de la hiérarchie des images que l'art d'après la Seconde Guerre mondiale, dans ses tendances pop, exploitera largement.
Mais au seuil des années 1930, l'observation de Léger s'applique soudain à d'autres objets que ceux, tant admirés, de la civilisation industrielle. Il examine maintenant, à travers le dessin, des objets usagés et déchus : une vieille paire de gants, un pantalon ou une veste défraîchis, une boucle de ceinturon, etc. ; il passe en revue, surtout, une théorie d'objets naturels : racines, vieilles souches, pierres et silex, feuilles de houx... Les formes organiques qu'il en tire affectent aussitôt sa représentation du corps humain, comme le montrent les formes souples et les beaux rythmes courbes des deux figures en lévitation de La Danse (1929) ou le nu de La Baigneuse de 1931. Un modèle naturel est en train de se substituer au modèle mécanique jusque-là dominant, révélant un glissement progressif de l'ancien système de référence du peintre. La concurrence avec la machine, de plus en plus oppressive, est un combat perdu d'avance ; l'artiste semble renoncer à s'insérer dans les batailles du monde moderne pour décliner les images idylliques de l'utopie sociale.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Arnauld PIERRE : professeur d'histoire de l'art à l'université de Grenoble-II-Pierre-Mendès-France
Classification
Autres références
-
FERNAND LÉGER (exposition)
- Écrit par Hervé VANEL
- 1 229 mots
Une « belle machine » comme le Centre Georges-Pompidou était sans doute le cadre idéal d'une exposition consacrée au peintre Fernand Léger (1881-1955). C'est, du moins, ce qu'il ressortait de la rétrospective de son œuvre qui s'y est tenue du 19 mai au 29 septembre 1997, dont la scénographie...
-
ART (Aspects culturels) - L'objet culturel
- Écrit par Jean-Louis FERRIER
- 6 295 mots
- 6 médias
...casse-cou, mi-bricoleurs, mi-illuminés, qui effectuent de grands bonds dans leurs « drôles de machines », au risque de se tuer. De manière analogue, si Léger est le peintre de la civilisation technicienne, il s'en faut de beaucoup qu'il ait travaillé dans un univers d'acier et de béton. La France où il... -
BAUQUIER GEORGES (1910-1997)
- Écrit par Hélène LASSALLE
- 660 mots
Le nom de Georges Bauquier est associé à l'œuvre de Fernand Léger. Mais il ne faut méconnaître ni sa carrière de peintre ni son engagement politique. Né en 1910 à Aigues-Mortes, il entre dans l'atelier de Léger en 1936 et il en devient le massier (le trésorier), sensible, comme Léger et certains...
-
CUBISME
- Écrit par Georges T. NOSZLOPY et Paul-Louis RINUY
- 8 450 mots
...l'atelier de Picasso, au Bateau-Lavoir, jouèrent un grand rôle dans la diffusion des découvertes cubistes. En 1910, Metzinger, Robert Delaunay, Gleizes, Léger et Le Fauconnier fondèrent le premier groupe d'artistes cubistes ; en étroit rapport avec l'avant-garde littéraire, ils se réunissaient tous les... -
ORPHISME, mouvement artistique
- Écrit par Marc LE BOT
- 696 mots
- 1 média
Le terme d'orphisme a été proposé par Guillaume Apollinaire, lors de la publication de ses Méditations esthétiques en 1912, pour caractériser certains aspects de la peinture d'avant-garde. À cette date, cinq ans après Les Demoiselles d'Avignon, le cubisme apparaît à Apollinaire...
- Afficher les 8 références