LÉNINE (1870-1924)
Le stratège de la prise du pouvoir
Après la victoire de la révolution de février 1917 et le renversement du tsarisme, auxquels aucun dirigeant bolchevique d'envergure n'a pris part, tous étant soit en exil, soit à l'étranger, Lénine, contre l'avis de l'immense majorité des dirigeants bolcheviques, prend d'emblée des positions extrêmes. Il prédit la faillite rapide de la politique de conciliation avec le gouvernement provisoire « bourgeois » que s'efforce de mettre en œuvre le soviet de Petrograd, dominé par une majorité de mencheviks et de socialistes-révolutionnaires. Héritiers du populisme, ces derniers ont une grande audience dans la paysannerie ; ils prônent une résolution de la question agraire, mais sont aussi favorables à la poursuite de la guerre jusqu'à la victoire. Dans ses quatre Lettres de loin, écrites à Zurich entre le 20 et le 25 mars 1917, et dont l'organe officiel du parti bolchevique, la Pravda, n'ose publier que la première, tant ces écrits rompaient avec les positions politiques alors défendues par les dirigeants bolcheviques de Petrograd, Lénine exige la rupture immédiate entre le soviet de Petrograd et le gouvernement provisoire, ainsi que la préparation active de la phase suivante, « prolétarienne », de la révolution. Pour Lénine, l'apparition des soviets est le signe que la révolution en cours a déjà dépassé sa « phase bourgeoise ». Sans plus attendre, ces organes révolutionnaires, enjeu de pouvoir entre les bolcheviks et les autres partis, doivent s'emparer du pouvoir par la force, mettre fin à la guerre impérialiste, même au prix d'une guerre civile, inévitable dans tout processus révolutionnaire.
Décidé à rentrer à tout prix en Russie, Lénine accepte l'accord conclu par le social-démocrate suisse Fritz Platten avec les autorités allemandes, favorables au retour du tribun pacifiste à Petrograd : avec un groupe de militants, Lénine quitte Zurich le 28 mars pour traverser l'Allemagne, dans un wagon bénéficiant du statut de l'exterritorialité, et gagner la Suède, puis Petrograd. Le lendemain de son arrivée, il expose (4 avril 1917) ses fameuses Thèses d'avril. Il y proclame son hostilité inconditionnelle au « défensisme révolutionnaire », au gouvernement provisoire, à la république parlementaire. Il prône la prise du pouvoir par le prolétariat et les paysans pauvres, les fraternisations pour mettre fin à la guerre, la nationalisation de toutes les terres, la suppression de la police et des fonctionnaires. Ces thèses sont accueillies avec stupéfaction par la plupart des dirigeants bolcheviques de la capitale. Mais la position de Lénine sort renforcée de la crise politique qui secoue peu après le gouvernement et le Soviet de Petrograd sur la question de la poursuite de la guerre (« crise d'avril »). Peu à peu, les idées de Lénine progressent notamment parmi les nouvelles recrues du parti bolchevique. Effectivement, en quelques mois, les éléments plébéiens, les soldats-paysans, submergent, au sein d'un parti en pleine expansion, les éléments urbanisés, les ouvriers qualifiés et les intellectuels, vieux routiers des luttes sociales institutionnalisées. Porteurs d'une violence exacerbée par trois années de guerre, moins prisonniers d'un dogme marxiste qui ne leur est guère familier, ces militants d'origine populaire ne se posent guère la question : une « étape bourgeoise » est-elle nécessaire ou non pour « passer au socialisme » ? Partisans de l'action directe, du coup de force, ils sont les plus fervents activistes d'un bolchevisme où les débats théoriques laissent place à la seule question désormais à l'ordre du jour, celle de la prise du pouvoir.
Entre une base de plus en plus impatiente et prompte à l'aventure et des dirigeants hantés par l'échec d'une insurrection[...]
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Écrit par
- Nicolas WERTH : directeur de recherche au CNRS
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