PERUTZ LEO (1884-1957)
Il existe, inhérente à l'atmosphère de Prague, une inspiration fantastique qu'ont magistralement illustrée la lucidité prophétique de Kafka et l'ésotérisme de Meyrinck. L'œuvre de Leo Perutz appartient à la même lignée. En dépit d'une écriture plus conventionnelle, le choix des thèmes excelle à traduire cette indifférenciation entre le réel et l'imaginaire qui oriente si souvent les destinées et que, à la même époque, Freud tenta d'analyser.
Fils d'industriel, Perutz fait ses études à Prague, où il est né le 2 novembre 1884. La Première Guerre mondiale interrompt pour un temps sa brillante carrière de mathématicien. Envoyé au front comme officier, il est grièvement blessé et profite de sa convalescence pour se tourner vers la littérature. Encouragé par le succès de Die dritte Kugel (1915), il publie en 1918 Zwischen neun und neun et en 1920 Das Gasthaus zur Kartätsche. La même année paraît un de ses meilleurs romans, Le Marquis de Bolibar, qui lui assurera une renommée internationale. Le Maître du Jugement dernier (1923) relève davantage de la littérature fantastique conventionnelle, telle que la popularisèrent en Angleterre Arthur Machen et Hodgson. Ainsi en va-t-il pour les Neiges de Saint-Pierre (1933) qu'ont précédé Turlupin (1924), Où roules-tu petite pomme ; (1928), Herr erbarme dich meiner (1930). Le Cavalier suédois (1936) est, comme Bolibar, une méditation sur les lois du hasard et de la destinée. Lors de l'Anschluss, en 1938, Perutz émigre à Tel-Aviv, où il reprend son métier d'actuaire et laisse, dans le calcul des probabilités, une loi qui porte son nom. Il écrit Nächst unter der steineren Brücke (1953) et Der Judas des Leonardo (posthume, 1959). Il meurt à Bad Ischl le 25 août 1957.
L'expérience de la mort, telle que Perutz l'a connue dans les combats et lors de son hospitalisation, domine l'œuvre de sa réalité trouble et fascinante. La mort est pressentie non comme le point final de l'existence mais comme une mutation, un passage dans un univers parallèle où les déterminations de la vie passée se prolongent étrangement. Pendant les guerres de Napoléon en Espagne, le marquis de Bolibar, chargé de fomenter l'insurrection contre la garnison française de La Bisbal, est capturé et fusillé, non sans avoir eu l'occasion de se recueillir et de formuler avec ferveur trois vœux secrets. Les rivalités entre les officiers français, amoureux de l'épouse de leur colonel, les induisent à accomplir des actes insolites qui correspondent précisément aux trois signaux attendus par les insurgés. Dans Le Cavalier suédois, la mort est le labyrinthe où deux destinées s'emmêlent avant de se rejoindre. Un homme prend la place d'un voleur qui doit être pendu et le voleur entre dans la vie du gentilhomme, auquel il se substitue. Le glissement de sens est permanent. L'autre côté du miroir est le miroir lui-même, et celui qui s'y mire. Le coma dans lequel se trouve plongé le héros des Neiges de Saint-Pierre, à la suite d'un accident de voiture, se transforme en un complot tramé dans une région que le blessé reconnaît, et dont la réalité finit par interférer intimement avec le lieu de l'hospitalisation. Il n'y a pas de frontière, et le destin se joue inséparablement dans la quotidienneté des gestes prosaïques et dans le bouleversement silencieux de l'imaginaire et des rêves. « Les visions d'horreur que vous avez eues proviennent de votre subconscient », explique un médecin au narrateur du Maître du Jugement dernier, mais le subconscient est en fait bel et bien gouverné par un personnage mystérieux et démoniaque. La fatalité contient tous les hasards dont elle s'amuse à jouer.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Raoul VANEIGEM : écrivain
Classification