CHESTOV LÉON (1866-1938)
« Mystère impénétrable de l'être individuel »
Selon Chestov, la condition humaine se place au-delà des catégories morales et psychologiques ; les oppositions entre le bien et le mal sont elle-mêmes factices. Le véritable conflit se situe dans l'être individuel, constamment écartelé entre le velle (vouloir) et le posse (pouvoir), car, ce qu'il veut, il est incapable de l'accomplir. Même dans une société parfaitement organisée dans laquelle régnerait la justice, le conflit demeurerait puisqu'il a son siège dans l'homme lui-même. Aucune solution extérieure – selon Chestov – ne saurait résoudre ce déchirement.
Aussi l'homme apparaît-il abandonné à l'absurde, écrasé par la fatalité. Dans la mesure où il pénètre à l'intérieur de luimême, il lui devient possible de lutter contre la fatigue, l'ennui, la peur, l'inertie et les compromissions. D'où l'importance du « mystère impénétrable de l'être individuel ».
D'après Chestov, peu d'hommes sont capables d'entrer dans cette zone de la tragédie ; la plupart préfèrent la facilité de la vie quotidienne et sa banalité. Quand l'homme est seul, le flot qui auparavant le submergeait se retire, son regard et son entendement se modifient. Il aperçoit dans un éclair, sinon la vérité, du moins son reflet qui le transfigure ; le moi conventionnel éclate, il parvient à un état de nudité. Reprenant à son compte la phrase du héros des Mémoires écrits dans un souterrain de Dostoïevski, « deux fois deux font quatre », il dira : « Voici le mur ! » Le philosophe de la tragédie démontre la nécessité d'abattre ce mur afin de poursuivre une route sans obstacle. Les hommes les plus sages acceptent les paradoxes et les énigmes, les hommes ordinaires prétendent tout saisir, y compris le sens de la vie et celui de la mort. D'où la nécessité d'ébranler les évidences derrière lesquelles se dissimulent les faibles. Chestov reconnaît qu'une vérité découverte pour la première fois peut sembler « aussi laide, aussi pénible à voir qu'un nouveau-né » ; mais peu à peu son apparence se transforme, elle s'impose un jour par sa beauté. Le poète, l'artiste, en s'abandonnant à leur intuition, découvrent des secrets qui échappent souvent aux individus rationnels, épris de logique.
La pensée de Chestov devait influencer quelques philosophes et poètes. Cependant elle n'eut pas l'impact qu'elle aurait dû normalement avoir en raison de son exigence d'authenticité. Elle s'impose à tous ceux qui récusent les systèmes, les doctrines, les usages appartenant à la conscience commune. Pour la saisir et s'en nourrir, il convient d'être capable de vivre, d'une façon dynamique, la dimension verticale qui affole les hommes épris d'horizontalité. Le plus fidèle disciple de Chestov fut Benjamin Fondane (mort gazé à Auschwitz en 1943), qui reprend les thèmes chestoviens en montrant que l'abandon de la terre ferme est la condition même de l'existant. Un de ses meilleurs préfaciers et traducteurs fut Boris de Schloezer. Il a su mettre en valeur, dans ses introductions, le génie d'un philosophe libre qui a pu, par séduction de l'Absolu, se séparer de l'omnitude et de ce fait devenir un « voyant » concernant l'homme nouveau, celui que Nicolas Berdiaev nommait : « l'homme du huitième Jour ».
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Écrit par
- Marie-Madeleine DAVY : maître de recherche au C.N.R.S.
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