SENGHOR LÉOPOLD SÉDAR (1906-2001)
« La parole se fait poème »
On s'étonne, d'abord, que les vers du maître de la négritude suscitent en nous mille souvenirs familiers : délicatesses mallarméennes, souffle épique du verset claudélien, ample période de Saint-John Perse... Art savant, poli, mesuré jusque dans l'expression panique, volontairement soumis à une tradition : la perfection classique de certaines pièces ne saurait s'atteindre, d'emblée, que par une « innutrition » ou une « imitation créatrice ». Poésie de grammairien et d'amateur de beau langage qui restitue aux mots leurs acceptions étymologiques, ou rappelle à l'existence les vocables morts.
Mais, dit le poète :
Je n'efface pas les pas de mes pères ni des pères de mes pères dans ma tête ouverte à vents et pillards du Nord.
Les érudites élégances du style, où se glissent et surprennent les mots sonores de la langue natale, s'asservissent à des motifs spécifiquement africains : l'enfance dans la savane :
C'est le silence alentour Seuls bourdonnent les parfums de brousse, ruches d'abeilles rousses que domine la vibration grêle des grillons Et tamtam voilé, la respiration au loin de la nuit,
l'aliénation du Noir en Europe et les souffrances des peuples soumis (Chaka est dédié « aux martyrs bantous » de l'Afrique du Sud) ; surtout, les splendeurs et les sortilèges de la terre africaine opposés aux froides beautés des pays blancs : dans la texture même du poème se retrouvent les antinomies qui marquent la vie et la pensée théorique de l'écrivain.
Franchis ces portiques avenants (on ne subit pas les fourches caudines d'un hermétique exotisme), mais encore extérieurs, on accède au cœur du lyrisme : un rythme monotone, régulier, souligné par des allitérations, se révèle peu à peu, issu d'un accompagnement idéal d'instruments à percussion (« Pour balafong », ou « Sur fond sonore de tamtam funèbre », précise le poète). Car « seul le rythme provoque le court-circuit poétique et transforme le cuivre en or, la parole en verbe ». Musique initiatique : « Poésie, prière, participation identificatrices aux forces cosmiques, à l'acte créateur en Dieu, la poésie africaine reste près des sources divines. » Comme Dieu crée, Senghor énumère et interpelle les choses avec la majesté et l'étonnement délicieux du « matin transparent du monde » ; il lit leurs analogies et leur symbolisme :
Femme nue, femme noire Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté !
Il embrasse l'univers d'une étreinte panthéiste et catholique (le mot, dans son sens premier d'universel, est une des clefs de l'œuvre) : une passion érotique et mystique inspire cette poésie de la réconciliation, de la plénitude, de l'espérance inscrite au cœur de l'homme et du monde. Senghor est considéré aujourd'hui comme un des deux grands ancêtres de la littérature négro-africaine de langue française (avec Aimé Césaire, aux accents plus âpres). Les écrivains de la génération suivante ont, en majorité, préféré le roman qui leur permet, sur un mode moins allusif, d'évoquer la décolonisation, les conflits culturels ou sociaux, les difficultés de l'indépendance dont ils sont les témoins. En se situant à la fois dans son temps, et dans la bruissante immobilité de l'essentiel, Senghor sentit sans doute mieux le cœur d'une Afrique que son œuvre a rendue proche à ceux que touche la grâce d'une poésie neuve et sincère.
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Écrit par
- Daniel MADELÉNAT : ancien élève de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, agrégé de lettres, docteur ès lettres, professeur à l'université de Clermont-II
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