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LES AMOURS D'ASTRÉE ET DE CÉLADON (É. Rohmer)

Dès le premier regard, on perçoit que l'intrigue qu'Éric Rohmer a retenue des quelque cinq mille pages de L'Astrée (1607-1628), le célèbre roman pastoral d'Honoré d'Urfé, ressemble à s'y méprendre à une quintessence des « Contes moraux », des « Comédies et proverbes » et des « Contes des quatre saisons ». Dans un pays enchanteur suspendu dans le temps et l'espace, le berger Céladon (Andy Gillet) aime la bergère Astrée (Stéphanie de Crayencour). Leurs familles étant ennemies, Astrée a ordonné à son amant de faire ouvertement la cour à Amynthe. Ce dont s'acquitte fort honnêtement Céladon jusqu'à ce qu'un autre prétendant, Sémyre, persuade Astrée de la trahison de Céladon. Elle lui interdit de paraître désormais devant elle. Par désespoir et pour respecter cet ordre, Céladon se précipite dans la rivière sous le regard d'Astrée. Recueilli par des nymphes, il choisit de vivre en ermite sauvage. Seul le stratagème du druide Adamas, qui fait passer Céladon pour sa fille Alexie, permettra le rapprochement des amants et l'aveu d'Astrée...

On n'en finirait pas de tisser les fils qui relient Les Amours d'Astrée et de Céladon à chaque film de Rohmer. Mais ce jeu de références et de ressemblances n'aboutit qu'à une tautologie : le récit pastoral, pour se situer au ve siècle, est bien un film de Rohmer et Rohmer est toujours Rohmer... C'est précisément cette fidélité à soi et à l'autre qui est au cœur de l'Astrée, un des ouvrages fondateurs de la culture littéraire de l'Occident. En effet, Céladon a juré de n'aimer qu'Astrée et le voici accusé de trahison. Ou, ce qui revient au même, d'inconstance : si Céladon est capable d'aimer Amynthe, il est capable d'aimer n'importe quelle autre, donc toutes les autres femmes. Il ne s'agit plus ici d'un simple drame de la jalousie, que la littérature ou le théâtre, précisément, auraient suffi à exposer, mais bien d'ontologie, et d'une crise de l'être. Céladon se doit d'être digne de l'estime d'Astrée : déchoir à ses yeux lui ôterait ce qu'il a d'unique, et rendrait pareillement le regard de l'aimée dénué de toute valeur.

Analysant Conte d'hiver dans ses rapports avec la pièce homonyme de Shakespeare, Stanley Cavell, repérait dans le scepticisme touchant le monde et soi-même et débouchant nécessairement sur une sorte de conversion et de « foi », le vrai problème de Félicie, l'héroïne du film. Convaincue que Charles son amant d'un bref été ne réapparaîtra pas ou ne l'aime plus, Félicie n'a plus rien à perdre, comme Astrée si Céladon l'a réellement trahie. Vous êtes « embarqué », écrivait Pascal.

Dans les Amours d'Astrée et de Céladon, ce qui pourrait n'être qu'arguties érotico-métaphysiques est soutenu par l'originalité et l'audace du projet cinématographique. Comment et pourquoi, en effet, filmer un roman pastoral écrit au xviie siècle et situé au ve siècle dans un cadre merveilleusement arbitraire, avec des personnages et des situations de pure fantaisie ? Successeur d'André Bazin, pour qui le cinéma se fonde sur la capacité de la technique qui lui est propre à reproduire la réalité : et la possibilité qu'il nous offre de découvrir le monde dans sa pure vérité, Rohmer nous offre, pourrait-on dire, la première réflexion authentiquement cinématographique sur le cinéma d'après 2001 : l'odyssée de l'espace, Star Wars et Matrix. En effet, une fois coupé le cordon ombilical du référent (de la référence à un supposé réel), que reste-t-il du cinéma, à quel imaginaire peut-il ouvrir ? Contrairement à ce qu'il tentait dans L'Anglaise et le duc, Éric Rohmer ne recourt ici à[...]

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Écrit par

  • : critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux Cahiers du cinéma

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