LES ANNÉES, Annie Ernaux Fiche de lecture
Célèbre pour ses ouvrages à caractère autobiographique, des Armoires vides (1974) à La Place (1983), de Passion simple (1992) au Journal du dehors (1993), Annie Ernaux, née au début de la Seconde Guerre mondiale, a pu apparaître comme le symbole d'une génération qui lutta pour l'émancipation des femmes et qui mena à bien sa conquête personnelle de la liberté. Son œuvre hybride – littéraire et sociologique – se veut d'une exploratrice de l'intime autant que d'un « écrivain public ». Avec Les Années (Gallimard, 2008), comme pour conjurer le souvenir de sa mère atteinte de la maladie d'Alzheimer et dont elle a raconté la tragédie dans Une femme (1988), Annie Ernaux a entrepris un important travail de mémoire.
Les Années constituent de singulières annales. En effet, elles procèdent de l'enquête sociologique aussi bien que du discours autobiographique, et racontent l'évolution de la condition des femmes, de l'après-guerre aux années 2000. Le projet de ce « roman total » ne date pas d'aujourd'hui. Fruit d'un demi-siècle de maturation, il est né d'un matériau composite, fait de notes personnelles, d'archives, de documents sociologiques et de coupures de presse. Des films d'amateur y jouent aussi leur rôle. L'écrivain mêle en effet le récit intime au journal national, le sans titre aux grands titres, la mémoire personnelle à la collective, les progrès techniques, les événements sociaux et politiques au destin tant familial qu'individuel. Au fil des pages, le récit défile de plus en plus vite et se transmue en une vertigineuse monodie, en une litanie d'inventaires qui coud les uns aux autres les gestes familiers, les images ordinaires, les expressions populaires, les rengaines, les idéologies ambiantes (plus ou moins tenues à distance), s'arrêtant un instant sur l'ellipse d'un souvenir, telle cette photo en noir et blanc d'une petite fille en vacances en 1949 à Sotteville-sur-Mer, ou cet autoportrait de femme âgée et nue.
Grâce à une documentation importante et minutieuse (qui évoque les enquêtes des romanciers naturalistes), pour représenter la vie de la femme « moyenne », Annie Ernaux recense les icônes culturelles, morales ou politiques du plus grand nombre. Dans cette fresque agencée comme un puzzle, elle traite pêle-mêle des progrès techniques (machine à laver, Internet, etc.), des événements médiatiques (les victoires de Killy aux jeux Olympiques de Grenoble en 1968), historiques (la mort du général de Gaulle), des luttes politiques (l'année 1968), de l'émancipation féminine, des clivages sociaux, du cancer, des modes, du cinéma, de la séparation, des chansons, du deuil prématuré, des villes nouvelles, de la maladie d'Alzheimer, du vieillissement, du métier d'enseignante, de son rôle de mère et de la grand-mère qu'elle est devenue. Ce document sur la condition féminine dans nos sociétés occidentales, tente ainsi de rendre compte de l'existence ordinaire des femmes dans chacune des générations représentées, au risque parfois, pour la narratrice, de se fondre dans le palimpseste que constitue la vulgate de tous les conformismes.
Malgré cette volonté pérenne et si chère à Annie Ernaux d'effacer la fiction lyrique de la subjectivité, de substituer à la vue trop courte d'un « je » la vision élargie qui émanerait d'un « elle », et derrière la bonne intention unanimiste d'un « nous » ou bien encore le flou démagogique d'un « on » (ce préféré de nos sociétés de sondages), malgré aussi l'ironie de son écriture blanche qui s'inscrit, comme par antiphrase, sur le tableau noir de l'Histoire, l'inventaire de la petite fille de l'épicerie-café devenue professeur agrégée reflète, quel que soit son évident souci de l'objectivité, le parcours socioprofessionnel de son auteur : Annie Ernaux est une femme née en province[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Yves LECLAIR : professeur agrégé, docteur ès lettres, écrivain
Classification
Autres références
-
ERNAUX ANNIE (1940- )
- Écrit par Dominique VIART
- 2 391 mots
- 1 média
Les Années (2008) est le grand œuvre d’Annie Ernaux ; elle y travaille depuis La Place. Cet ouvrage dont elle a longtemps cherché le titre devait tout contenir de sa vie, mais les éléments les plus personnels s’en sont détachés, donnant lieu aux livres précédents. L’écrivaine s’interroge sur la...