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LES BIENVEILLANTES (J.Littell) Fiche de lecture

Des tirages exceptionnels, et deux des grands prix de l'année 2006 (prix de l'Académie française, prix Goncourt), ont accueilli le premier roman de Jonathan Littell, un jeune Américain qui écrit en français (il obtiendra la nationalité française en 2007). Les Bienveillantes (Gallimard) se veut le récit minutieux de certains épisodes de la « solution finale de la question juive », tels qu'ils se déroulèrent sur le front de l'Est, de l'entrée de l'armée allemande en URSS à la chute de Berlin, « ce qui fait trois ans, dix mois, seize jours, vingt heures et une minute ». Ce sera le dernier rapport, écrit bien plus tard, à l'intention de ses « frères humains », par Maximilien Aue, ancien officier supérieur des Waffen SS.

Probablement le succès que ce livre a rencontré ne va-t-il pas sans quelques malentendus. Il n'est pas impossible, par exemple, que notre époque ait trouvé là une nouvelle occasion de projeter sur un violent moment de l'Histoire son point de vue indûment transcendant et naïvement impeccable. Or, procédant exactement à l'inverse, Littell s'abîme dans la narration que son personnage fait des événements. Dans cette abnégation réside la force de sa vision, là est la forme d'un style qui se veut sans forme, à l'image de ces correspondances et rapports administratifs que Raul Hilberg analyse dans son grand livre sur La Destruction des Juifs d'Europe, dont une édition mise à jour et définitive est parue en 2006.

Au risque par moments de l'illisibilité, Les Bienveillantes est en effet chargé de noms d'organismes, de personnes ou de lieux, de chiffres et de circonstances, de discussions entre experts. C'est bien un rapport, aussi exhaustif, aussi technique que possible ; c'est aussi une sorte de confession, mais sans repentance. Apparemment, tout le talent de l'auteur s'est réfugié dans le simple exposé de faits d'une extrême cruauté, effectué à travers la figure d'un bureaucrate dont l'indignation va moins à l'horreur elle-même qu'aux brutalités inutiles des exécutants et au manque de productivité du système, voire à sa corruption.

Cependant, si le rapporteur paraît d'abord impassible, le personnage, lui, éprouve de violents malaises : vomissements, diarrhées, fièvres hallucinantes et cauchemars terrifiants, tout cela relaté avec la même minutie, la même espèce de détachement et la même crudité. Peu à peu s'insinuent également dans ce rapport les éléments d'un roman familial : une double appartenance, à l'Allemagne et à la France ; un père disparu dans des circonstances mystérieuses ; une mère infidèle et haïe ; une sœur jumelle passionnément aimée ; enfin une homosexualité qui donne lieu elle aussi à des scènes brutales. Ainsi, dans la narration elle-même, on entend une protestation, parfois pathétique. Il y a bien chez Max Aue une passion de l'absolu, laquelle justement n'est pas pour rien dans son malheur. Par une sorte de curiosité, il veut savoir quel sera le dernier mot de ces événements ; par goût du travail bien fait et par une perversion du désir de sens, il veut aller au bout de ces « actions » ; par une perversion de la pensée, il entend pousser à son terme une quête de la vérité : « Je suis resté de ceux qui pensent que les seules choses indispensables à la vie humaine sont l'air, le manger, le boire et l'excrétion, et la recherche de la vérité. Le reste est facultatif. » Cette recherche proprement philosophique, vécue ici comme une exigence organique élémentaire, ira jusqu'à l'idée ironique d'une ascèse de vie, d'un objectif de sainteté et d'un salut.

Tel est le drame de Max Aue : il n'est pas de malheur qui ne signifie pour lui une élection – en référence directe aux [...]

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