LES BOULEVARDS DE CEINTURE, Patrick Modiano Fiche de lecture
La vie comme un songe
La Place de l'Étoile, La Ronde de nuit et Les Boulevards de ceinture constituent ce qu'on a pu appeler un triptyque de l'Occupation, et c'est sans doute ce qui, à l'époque, a le plus frappé les lecteurs. Dans le contexte d'une dissimulation persistante de la collaboration vichyste derrière le mythe d'une France résistante, et, par ailleurs, à rebours d'une avant-garde peu soucieuse de l’histoire et privilégiant les expérimentations textuelles, Modiano contribuait à un retour lucide sur cette période peu glorieuse : La France de Vichy de Robert Paxton paraît en 1972, Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophüls sort en 1971, Lacombe Lucien de Louis Malle, sur un scénario de Modiano, en 1974... Ce réinvestissement de l'histoire par le roman n'a guère cessé depuis.
Pourtant, Les Boulevards de ceinture n'a rien d'un roman historique. Le livre baigne dans une atmosphère irréelle qui tient autant aux activités parallèles (marché noir, chantage...) d'individus aux noms d'emprunt et aux statuts ambigus (faux aristocrates, profiteurs, trafiquants...) qu’à la conscience chaotique du narrateur et à sa mémoire lacunaire. Les lieux eux-mêmes, sous l'apparente précision toponymique, prennent des allures oniriques et participent de cette opacité : banlieue mal définie, mi-urbaine mi-campagnarde, Paris nocturne, intérieurs aux lumières tamisées…
Tout est perçu ici à travers le triple écran de la subjectivité du narrateur, de ses souvenirs incertains et de la reconstitution fantasmée entreprise par un auteur qui n'a pu connaître cette période puisqu'il n’était pas né. Plus que dans les deux romans précédents, l'enquête historique laisse ici la place à une quête intime, celle d'un père d'abord absent, puis perdu, et enfin retrouvé. Centrale, cette figure n’en reste pas moins indécise et spectrale. Sur cette « silhouette affaissée » à l'identité improbable (baron Chalva Deyckecaire : assemblage hétéroclite d'un titre de noblesse française, d'un prénom oriental et d'un patronyme aux consonances flamandes) et aux activités mal définies, mélange de mollesse et de veulerie qui en fait le souffre-douleur du groupe, le narrateur porte un regard ambivalent. À la rancune et à la colère (à cause de l'abandon primitif, puis de la tentative de meurtre, réelle ou imaginaire), à la honte (devant sa soumission servile), succèdent peu à peu la compassion, l'empathie et, en définitive, une forme d'identification. Car c'est aussi et surtout de son propre moi que le narrateur est en quête. Les lieux indistincts, les personnages fantomatiques, les scènes irréelles ne le sont que sous le regard chargé d'affects de celui qui les fait revivre, lui-même à la recherche d'une identité qu'il trouvera finalement dans la revendication de sa filiation.
Le livre se referme comme il s'était ouvert sur la photographie des protagonistes trouvée des années plus tard. Cette fin qui n'en est pas tout à fait une donne à la quête de Serge Alexandre le sens d'une anamnèse. Le lent rapprochement avec le père ponctue évidemment une forme d'adhésion à soi, sans doute fragile et inachevée. Au reste, l'important n'est pas ici le passé reconstitué mais bien l'impossible travail de reconstitution, que le récit, fragmentaire et éclaté, mime plus qu'il ne le rapporte. D'où la juxtaposition de « tableaux » qui voit s'enchâsser les réminiscences, s'entremêler les temporalités (les soirées au Clos-Foucré, la vie commune avec le père dix ans plus tôt, la contemplation de la photographie et l'écriture des années plus tard), se multiplier les modes d'énonciation, se succéder les sentiments et se confondre les genres narratifs (roman policier, roman d'initiation, récit de souvenirs, théâtre, voire cinéma...).[...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Classification
Autres références
-
MODIANO PATRICK (1945- )
- Écrit par Aliette ARMEL
- 1 763 mots
- 1 média
...tard d'une leucémie. Patrick Modiano s'est brouillé, à l'âge de dix-sept ans, avec son père, et ses livres ne cessent d'interroger sa mémoire. Dans les Boulevards de ceinture, le narrateur part en quête de ce père à la fois trafiquant de marché noir et juif traqué : les romans de Modiano mettent en évidence...