LES CARNETS (M. Tsvetaeva)
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Notre xxie siècle commençant se penche volontiers sur les coulisses de la création et les écrits intimes – du brouillon désordonné aux mémoires construits, en passant par le journal. La parution de la traduction richement annotée des Carnets de Marina Tsvetaeva (publiés sous la direction de L. Jurgenson, traduits par E. Amoursky et N. Dubourvieux, éditions des Syrtes, Paris, 2008) s'inscrit dans ce contexte de curiosité pour la source du verbe poétique et la face cachée, privée, de l'écrivain.
Le destin de Marina Tsvetaeva (1892-1941), l'une des grandes voix poétiques russes du xxe siècle, est à l'image de celui de son pays, tragique mais plein d'exaltation. Née dans une famille d'intellectuels aisés (son père, historien d'art, fonde le musée Pouchkine de Moscou), se consacrant très tôt à la poésie, elle subit les privations de la révolution et de la guerre civile puis l'arrachement au sol natal, et vit à partir de 1925 dans le milieu émigré parisien. Celui-ci, après l'avoir accueillie avec enthousiasme, la rejette à cause de l'ambiguïté de ses opinions politiques et de l'obscurité de sa poésie. Rentrée en U.R.S.S. en 1939, elle se suicide en 1941 après avoir vécu l'arrestation de sa fille et de son mari, Serge Efron, membre du N.K.V.D., exécuté en 1941. Redécouvertes au début des années 1990, ses œuvres – poésies, essais, et depuis l'ouverture de ses archives en 2000, journaux et carnets – sont enfin entièrement à la disposition du public.
Les quinze carnets couvrent la période de 1913 à 1939 – presque toute la vie adulte de Tsvetaeva donc, mais avec une répartition temporelle très inégale : les onze premiers carnets vont de 1913 à 1923, tandis que les seize années d'émigration en France sont consignées dans les quatre derniers, beaucoup plus succincts et disparates. L'écriture sur soi en période d'émigration semble se déliter peu à peu avant de s'éteindre au retour en U.R.S.S. Pour Tsvetaeva comme pour beaucoup d'écrivains de l'« Âge d'argent » russe – les deux décennies précédant la révolution de 1917 – poésie et vie sont équivalentes. « Écrire, c'est vivre » : la poésie de Tsvetaeva est souvent autobiographique, et elle utilise des extraits de ses notes intimes dans ses divers écrits. La lecture de ses carnets est donc très éclairante, autant pour permettre une vision rapprochée de sa vie et de son monde intérieur que pour le regard aigu et souvent critique qu'elle porte sur ses confrères de plume. Dans ces pages se trouve ainsi retranscrite sous un angle très personnel, loin de l'histoire et des biographies officielles, l'ambiance d'effervescence créatrice qui marqua cette période extraordinairement féconde de la culture russe.
Les Carnets se présentent au lecteur comme un sténogramme lacunaire, placé sous le signe de l'hétérogène, du fragmentaire et de l'inachevé. Ils sont constitués de nombreux aphorismes (Tsvetaeva aime les formules paradoxales et provocatrices), jeux de mots, mots d'enfant ou mots d'esprit, lettres, poèmes, rêves ; transcendance créatrice et contingences quotidiennes y sont étroitement liées : les pensées sur l'existence et la littérature alternent ainsi avec des listes de prix ou de courses...
Au fil des pages se tisse le portrait d'une femme exigeante, à la forte individualité, toujours en potentiel dialogue avec autrui (ses textes sont souvent adressés à quelqu'un), et en perpétuelle quête de passion – pour l'autre comme pour le langage. Ainsi, dans les deux premiers carnets, illuminés par la présence de sa fille Alia et par l'amour immense et exclusif que la poétesse éprouvait pour elle – sans doute sa seule passion vraiment assouvie –, son émerveillement de jeune mère se double d'une attention toute poétique au langage, qui transparaît dans les inventaires précis qu'elle dresse chaque jour des mots nouveaux que découvre l'enfant.
Mais d'Alia grandie, devenue comme étrangère, elle écrira qu'elle est « trop harmonieuse ». Tsvetaeva fait fi de l'harmonie. Elle torture le langage, le défait, hachant ses phrases à l'extrême, bousculant la syntaxe. La poésie n'est pas une distraction, ni un ouvrage de dame, elle est le point nodal de l'existence et l'émanation de l'âme, terme récurrent de ces carnets, d'une âme excessive qui se sent à l'étroit et dont l'expression relève du sacral. Tsvetaeva se définit comme la « prêtresse des mots ». Plus d'une fois elle évoque les figures d'aventuriers à la gloire sulfureuse, comme le duc de Lauzun ou Casanova, projections fantasmatiques de son désir de liberté, qui trahissent le mépris d'un quotidien (mépris que révèlent sa pauvreté, l'indigence de son intérieur et de ses vêtements) dont elle reste cependant prisonnière : c'est au cœur des mots et de l'imaginaire que Marina Tsvetaeva réalise le voyage hasardeux et l'intensité du vécu, plus que dans une émigration douloureuse ou dans ses nombreux engouements amoureux, dont on retrouve la trace tout au long de ces carnets. L'amour, recherche d'un double, masculin ou féminin, est toujours un manque, une épreuve liée à la perte, de l'autre ou de soi. Et à la mort, qui traverse en filigrane toute la création de Tsvetaeva, dès les heures claires de la jeunesse au soleil de la Crimée.
Le dernier carnet s'achève sur des accents prémonitoires – « j'ai pensé que mes années étaient comptées (viendront – les mois...) ». Il est aussi marqué par l'affirmation, à nouveau, de la force de la passion. Jusqu'à la fin, Marina Tsvetaeva se sera tenue à la source de la vie et de la poésie : « personne n'aura – comme moi – aimé tout cela ».
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Écrit par
- Hélène MÉLAT : maître de conférences en littérature et culture russes, Sorbonne université
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