LES CHOSES, Georges Perec Fiche de lecture
« La consommation des signes »
Ce petit livre laissa perplexes nombre de critiques, qui ne savaient s'ils devaient louer ses qualités de roman, de satire ou de document... En remplaçant la mention « roman » sur la couverture par le fameux sous-titre « Une histoire des années soixante » (écho peut-être du non moins célèbre « Chronique de 1830 » du Rouge et le Noir ?), Perec semblait privilégier la dimension sociologique du texte. Mais voir dans Les Choses une critique de la société de consommation revient, au pire, à commettre un contresens, au mieux, à réduire considérablement la portée de l'analyse. Car les rêves de Jérôme et Sylvie n'ont pas grand-chose à voir avec l'engouement contemporain pour les « arts ménagers ». Bien au contraire. En convoitant des objets d'ordre essentiellement symbolique, le jeune couple « fantasme » moins l'appropriation de biens matériels que le rattachement à une classe où les biens semblent d'emblée détachés des conditions de leur acquisition. L'idéal de ces petits-bourgeois est moins de devenir riches que de l'avoir toujours été ! Mépris de la réussite par le travail, quête obsédante d'une aisance « patinée » par le temps (d'où la fréquentation assidue des antiquaires, aux antipodes du désir de « neuf » des « parvenus »), aspiration à la désinvolture supposée des aristocrates ou des grands bourgeois... C'est sans doute par là que le livre de Perec touche si juste, dans l'identification d'un ressentiment social caractéristique d'une partie de la jeunesse des classes moyennes issue du baby-boom, dont le romantisme de Mai-68 constituera une expression plus ou moins consciente. Cette recherche illusoire et vaine s'achève sur un constat d'échec absolu : « Il étaient à bout de course, au terme de cette trajectoire ambiguë qui avait été leur vie pendant six ans, au terme de cette quête indécise qui ne les avait menés nulle part, qui ne leur avait rien appris. » Conclusion radicale qui fait naturellement écho à la fin de L'Éducation sentimentale(« Et ils résumèrent leur vie. Ils l'avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l'amour, celui qui avait rêvé le pouvoir »).
De fait, ce récit d'un apprentissage raté s'éclaire de sa filiation avec l'œuvre de Flaubert : l'échec de Frédéric Moreau le sous-tend, mais non moins celui d'Emma Bovary (et sa fascination pour les objets aristocratiques, comme le porte-cigares du « vicomte ») ou de Bouvard et Pécuchet (et leurs ambitions dérisoires). D'ailleurs, comme la plupart des œuvres de Perec qui suivront, Les Choses ressortissent à la « littérature au second degré ». Les références à l'« ogre de Croisset » abondent, sous forme de clins d'œil pour happy few (la gravure représentant Ville-de-Montereau dès la première page), mais aussi, plus profondément, à travers une écriture qui est souvent à la limite du pastiche : style froid et comme détaché, sans lyrisme ni pathos, par l'effet d'une syntaxe « boutonnée » et « géométrique » (Flaubert) ; usage peu commun des modes et des temps narratifs, du conditionnel initial (mode du souhait, mais aussi de la fiction avouée, à la manière des histoires enfantines) au futur de l'épilogue (qui trace un avenir programmé), en passant par l'« éternel imparfait » (Proust), décliné sous ses différentes valeurs pour dire l'ennui et le ressassement d'une vie...
Dans les livres qui suivront, Georges Perec allait confirmer cette double fascination pour l'intertextualité sous toutes ses formes, et pour la « consommation des signes » (Baudrillard) que sont les objets du quotidien.
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Classification
Média
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