LES CONTES DE LA LUNE VAGUE APRÈS LA PLUIE, film de Kenji Mizoguchi
L'artiste, les guerriers et les choses
Mizoguchi n'a que cinquante-cinq ans, mais déjà une longue carrière derrière lui, et peu de temps à vivre. Il est au sommet de son art, un art complet qui comprend une exceptionnelle maîtrise du scénario. Celui des Contes de la lune vague mêle deux monogatari – littéralement, « choses dites », contes de tradition orale, généralement fantastiques –, tirés du recueil d'Ueda Akinari Contes de pluie et de lune (1776), des éléments issus du nō (notamment la princesse), et une histoire de Maupassant (Décoré !, 1883), auteur dont le cinéaste avait adapté Boule de suif (1880) avant la Seconde Guerre mondiale. Avec son scénariste Yoda, il évacue le folklore (plus de serpent gigantesque à la langue écarlate) mais conserve un effet généralisé de fantastique, qui se pose également sur les revenants (le masque du père mort) et sur les vivants (le pêcheur mourant), le récit naturaliste de Maupassant servant, avec l'histoire de Tobei, à offrir le contraste du grotesque et presque du burlesque au surnaturel et à l'épiphanie.
Il y a de la fable, évidemment, dans ce parallèle entre deux paysans tentés par la gloire. Si l'un rêve, platement, d'acquérir pouvoir et richesse, l'aspiration de l'autre, plus incertaine, est aussi plus élevée : Genjuro n'est qu'un artisan, mais son œuvre est celle d'un artiste. C'est moins, d'ailleurs, l'appréciation de la dame Wakasa qui nous le dit (elle peut bien, après tout, dire n'importe quoi pour conserver un homme auprès d'elle), que ce trait éminemment romantique du potier risquant sa vie pour veiller à la cuisson des pots (l'anecdote du céramiste et philosophe Bernard Palissy (env. 1510-1590), qui brûle son mobilier pour maintenir la température de son four, n'en est pas éloignée). Fable, à coup sûr, mais pas tant sur l'arrivisme et le renoncement que sur l'attitude de l'artiste dans le monde ; ce n'est pas un hasard si Mizoguchi, qui fut compromis avec l'impérialisme dans sa production du temps de guerre, dessine cette figure d'un artiste pur, sachant trouver le lieu exact de son art parmi les hommes d'armes.
Pour ce film sur la passion d'un artiste, Mizoguchi a cherché un art épuré. Le plan-séquence règne dans tous les moments d'intensité et de pathos, opposant sa fluidité à toute menace d'expressionnisme. Le fameux mono no aware japonais, le « poignant des choses », ce sentiment du monde fondé sur l'acceptation de l'inanité de la vie, imprègne la leçon finale du film. Mais ce trait, souvent lu comme une trace du bouddhisme tardif du cinéaste, intéresserait moins si l'intimité des choses ne nous était donnée, aussi, par leur présence transitoire, mélancolique mais souple et apaisée, dans un rythme envoûtant et musical.
Ce « cinéaste de la femme » dépeint une épouse fidèle, mais qui n'est réellement aux côtés de Genjuro qu'absente : lorsqu'il pense à elle au moment de rencontrer la princesse fantôme, et lorsque, devenue fantôme à son tour, elle peut enfin aimer son art. Le cinéma du dernier Mizoguchi est entièrement tourné vers l'expression de ces autres « choses » : le sentiment, l'amour, l'inexprimable, la beauté à son plus ineffable.
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Écrit par
- Jacques AUMONT : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales
Classification
Média
Autres références
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LES CONTES DE LA LUNE VAGUE APRÈS LA PLUIE (Kenji Mizoguchi), en bref
- Écrit par Joël MAGNY
- 221 mots
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