LES COULEURS ET LES MOTS (J. Le Rider) Fiche de lecture
Les ouvrages les plus stimulants sont souvent le fait d'un spécialiste qui a su sortir de sa discipline pour rencontrer un autre domaine, sans pour autant renier son savoir d'origine. Jacques Le Rider, précoce et brillant germaniste, auteur de livres de référence consacrés à Otto Weininger, à Hugo von Hofmannsthal et à la modernité viennoise (tous publiés aux Presses universitaires de France, où il dirige la collection « Perspectives germaniques » et la Revue germanique internationale), n'avait sans doute pas vocation à mener une enquête historico-esthétique sur le devenir des relations entre la littérature et la peinture. Les Couleurs et les mots (PUF, 1998) n'en offre pas moins les résultats d'une recherche, de grande ampleur, qui trouve son point d'ancrage dans l'édifice rhétorique trop souvent déserté par des modernes n'osant plus répéter les mots d'Horace (ut picturapoesis). Le livre illustre aussi une thèse, qui n'emporte pas nécessairement l'adhésion, mais que l'auteur défend cependant avec rigueur et talent.
Plus « rubeniste » que « poussiniste », fuyant résolument le rigorisme classique emblématisé par la blancheur du marbre « antique », Jacques Le Rider se fait l'avocat résolu des couleurs, qu'il assimile à la fois à la vie et aux productions de l'art. Mais l'auteur ne se limite pas à la réitération d'une position clairement répertoriée dans l'histoire de l'art : il n'est pas un simple défenseur du coloris, en guerre contre les partisans du dessin. Déjà le germaniste pointe sous l'esthéticien : les positions classicistes de Winckelmann et de Lessing sont confrontées aux flamboyants développements de Goethe, dont Wittgenstein fera son miel lorsqu'il opposera à son tour la grisaille de la sagesse aux couleurs de l'existence. Jacques Le Rider élargit encore le cercle en faisant s'affronter la germanité et la latinité, les « couleurs » de la rhétorique et la sécheresse d'inspiration – et en montrant ultérieurement que les Allemands (éternels imitateurs ?) se réconcilient à la fois avec la peinture et les couleurs à partir du xixe siècle. Ainsi dans les beaux passages sur Rilke, où l'auteur aurait sans doute pu insister davantage sur le genre du Bildgedicht, ce « poème figuratif » auquel l'auteur des Élégies de Duino a su donner toute la force de la fiction.
Entre Rilke et Cézanne, Nietzsche et Stendhal, Baudelaire et Hoffmann (ou Wagner), un réel dialogue franco-allemand se superpose au jeu des mots et des couleurs, par la médiation de concepts qui tentent de dire la nature de leur rapport : l'énergie et le bonheur, le désir et la mort, la mystique et la recherche du sens. Les enjeux du débat deviennent alors ceux de l'art lui-même. Sa connaissance de première main de la culture germanique permet ainsi à l'auteur de saisir les diverses tensions d'ordre proprement philosophique qui sont au cœur des mouvements artistiques allemands et autrichiens : on soulignera à cet égard le grand intérêt des quatre derniers chapitres de l'ouvrage, où sont examinés consécutivement la théorie des couleurs de l'expressionnisme, la paradoxale reconquête d'une vision colorée chez Thomas Bernhard et Peter Handke, l'inconscient des couleurs dans la psychanalyse freudienne et les énoncés de la philosophie autrichienne (Franz Brentano, Ernst Mach, Alexius Meinong, Anton Marty), avec, en point de mire, la pensée de Wittgenstein. La prépondérance de l'Autriche en cette fin de volume donne à la démarche de Jacques Le Rider une assise qui non seulement ne méconnaît pas la prétention à l'universalité mais en constitue le meilleur garant. Les remarques de Wittgenstein s'inscrivaient déjà dans une « tradition viennoise » qui se continuera dans[...]
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Écrit par
- Marc CERISUELO : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université de Paris-Est-Marne-la-Vallée