LES DÉMONS, Fiodor Dostoïevski Fiche de lecture
Un crescendo vers l'apocalypse
L'atmosphère de ce roman s'alourdit peu à peu jusqu'à devenir insoutenable. Le grand art de Dostoïevski consiste à programmer, avec un raffinement quasi pervers, cette progression inexorable vers une sorte d'« apocalypse immédiate ». Le matériau humain du roman, à savoir les personnages, fournit un réservoir inépuisable d'actions scélérates. Sur la trentaine de personnages que comptent Les Démons, la plupart sont des déséquilibrés et quelques-uns sont des monstres. Le vent de folie qu'ils font souffler finit par contaminer ceux qui se croyaient protégés par leur statut social. Le vice et le crime prospèrent sur le chaos habilement créé par l'exploitation sans vergogne des vices du citoyen normal. Chacun ou presque devient dès lors un criminel en puissance.
La leçon que Dostoïevski a voulu donner dans son roman est à la fois esthétique et politique. Le refus du Christ conduit au nihilisme, qui est à son tour vecteur de chaos et de néant. Cette idée simple, Dostoïevski, ancien fouriériste des années 1840 et condamné comme tel à quatre ans de travaux forcés en forteresse en Sibérie (1850-1854), a mis du temps à s'en persuader intimement, au terme de ce qu'il a appelé la « refondation de [mes] convictions ». Déjà très engagé avant le départ du romancier, pour échapper à ses créanciers qui le menacent de prison, en Occident (avril 1867), ce processus de « refondation » va connaître son achèvement ultime au cours de ce deuxième exil, qui durera jusqu'en juillet 1871. Rongé par le mal du pays et la nostalgie, Dostoïevski dira que les années de bagne lui avaient semblé, tout compte fait, préférables. Au moins pendant ces années-là avait-il pu rester au contact de son peuple.
En Occident, Dostoïevski assiste en voisin aux événements de l'insurrection populaire de la Commune de Paris (18 mars-27 mai 1871) alors que les deux premières parties des Démons sont encore en cours d'écriture. Il s'attarde longuement sur eux dans sa Correspondance de l'époque. Selon lui, l'utopie dominante du xixe siècle, celle de l'instauration du paradis sur terre, est criminogène par essence. Elle a commencé avec l'invention du phalanstère – une communauté utopique – par Charles Fourier, a tenté une première fois de se réaliser au cours des révolutions de 1848 et vient d'échouer avec la Commune. L'impuissance totale de la pensée conduit à réclamer des têtes pour toute solution. La faillite morale issue de la philosophie positiviste et du culte du progrès aboutit à la monstruosité de l'incendie de Paris. De ce point de vue, l'incendie des Démons et son cortège d'horreurs ne fait que renvoyer à celui de la Commune.
La Commune de Paris apparaît ainsi à Dostoïevski comme l'ultime avatar d'une civilisation européenne déchristianisée. Elle apporte la preuve concrète du péril mortel que fait courir à la Russie le courant occidentaliste initié par le critique Biélinski et poursuivi notamment par Tourguéniev et Tchernychevski. Ayant déjà réglé ses comptes avec ce dernier sur le plan philosophique et esthétique dans ses Écrits d'un sous-sol (1864), Dostoïevski s'en prend dans les Démons à l'auteur de Pères et fils (1862), Ivan Tourguéniev. Sous le pseudonyme transparent de Karmazinov (dont l'équivalent sémantique serait le Cramoisi), Tourguéniev devient même l'un des acteurs du roman. Littéralement envoûté par Pierre Verkhovenski, il s'humilie devant lui, espérant devenir le bénéficiaire de l'insurrection à venir.
N'offrant aucune issue, aucune perspective, Les Démons sont le roman le plus noir de l'œuvre de Dostoïevski. Tout se passe comme si les forces, sinon les idées, que l'auteur avait voulu conjurer l'avaient terrassé à son tour. Les[...]
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Écrit par
- Louis ALLAIN : Professeur émérite à l'université Charles-de-Gaulle, Lille-III
Classification
Média
Autres références
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DOSTOÏEVSKI FIODOR MIKHAÏLOVITCH (1821-1881)
- Écrit par Encyclopædia Universalis et Pierre PASCAL
- 5 000 mots
- 1 média
...Dostoïevski étudia ensuite un autre type du chrétien destiné dans sa pensée à sauver la Russie – ce devait être « la vie d'un grand pécheur » repenti –, mais il en fut détourné par un des ces faits divers pour lui lourd de signification : l'exécution, par le nihiliste Nétchaev, de l'étudiant Ivanov soupçonné...