Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

LES DERNIERS JOURS DE L'HUMANITÉ, Karl Kraus Fiche de lecture

L'écrivain et publiciste viennois Karl Kraus (1874-1936), directeur et auteur de la revue Die Fackel (La Torche) fut sans doute le plus virtuose des satiristes et polémistes de langue allemande. Pour lui, les faits de langue étaient le révélateur le plus sûr de la constitution éthique et esthétique d'une culture et d'une personnalité.

Depuis l'été 1914, Karl Kraus avait défendu des positions pacifistes. Au début de la guerre, il avait interrompu la publication de Die Fackel pour ne la reprendre qu'en décembre 1914. Il publiait dans ce numéro 404 son texte de conférence intitulé « Dans cette grande époque », qui explique son silence et définit la ligne de conduite qu'il allait suivre désormais : dénoncer, sans aucune concession à la propagande patriotique, le point de vue supérieur de la vérité et de l'humanité contre la guerre. Peu d'intellectuels et d'artistes de sa génération se sont engagés aussi courageusement que Karl Kraus, dont la revue fut plusieurs fois saisie et censurée. En 1918, à la suite d'une lecture publique, il fut même poursuivi pour pacifisme.

« Un théâtre martien »

À partir de 1915, Karl Kraus conçoit le projet d'une tragédie épique et documentaire, issue de son carnet de notes et d'esquisses prises sur le vif. De ce travail sort une pièce de grandes dimensions, Les Derniers Jours de l'humanité, dont la première version est publiée sous la forme d'un numéro spécial de Die Fackel en 1919 et la deuxième, revue et augmentée, en 1922. En 1930, Karl Kraus mettra au point une version scénique, considérablement condensée, de 99 scènes. Car la version intégrale en cinq actes comporte 209 scènes et fait intervenir quelque cinq cents personnages, avec d'innombrables changements de décor et de lieu. On passe de Vienne à Berlin, des bureaux ministériels aux casernes, des quartiers populaires aux appartements grands-bourgeois, des salons de coiffure et des cafés aux salles de rédaction des grands journaux, des hôpitaux militaires aux tranchées et aux cantonnements de la ligne de front. Ce n'est plus un texte pour le théâtre, mais un scénario pour une fresque cinématographique. L'esthétique est celle du théâtre épique et du théâtre documentaire. Mais le tour de force de Karl Kraus consiste à faire apparaître comme les plus « énormes » et les plus « surréalistes » les passages qui, en réalité, ne sont que des montages de citations.

Les extraits d'articles de presse, d'ordres du jour du commandement militaire, de textes réglementaires, de sentences judiciaires, de publicités commerciales, de « poésies de guerre », de discours politiques et de sermons religieux forment en effet un bon tiers du texte intégral. Mais les documents extraits de la réalité dépassent la fiction par leur frénésie agressive, leur emphase grotesque, leur cynique malhonnêteté ou la stupidité de leurs erreurs d'appréciation. Il n'est pas question ici d'évolution psychologique des personnages : les protagonistes se réduisent à un « masque acoustique », – une voix, une intonation, un accent –, dont l'ensemble fait entendre l'infernale polyphonie qui précède et qui accompagne la mort de masse.

Chaque acte de la version intégrale correspond grosso modo à une année de guerre (acte I : 1914 ; acte V : 1918) ; dans la version scénique, la succession chronologique est quelque peu « téléscopée ». La version intégrale accorde une place centrale aux dialogues entre le Râleur, personnage dans lequel Karl Kraus a mis beaucoup de lui-même, et l'Optimiste qui incarne le type de l'Autrichien patriote. Un des thèmes récurrents, au fil des cinq actes, est l'opposition entre Berlin et Vienne, entre le caractère national autrichien et la mentalité allemande, que tout sépare, au moment même où[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification