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LES DERNIERS JOURS DE L'HUMANITÉ, Karl Kraus Fiche de lecture

Un incroyable dépôt d'archives

Une des convictions – ou faut-il parler d'une obsession ? – de Karl Kraus est que, un siècle après Voltaire, les bienfaits de la liberté de la presse ont été annulés par ses propres méfaits. Dans la masse des documents cités, les articles des journalistes agréés par l'état-major et de correspondants de guerre constituent le corpus le plus abondant. De toute évidence, Kraus considère la grande presse comme la principale responsable du bourrage de crâne planétaire qui a entraîné le monde dans la guerre. Le journal libéral viennois Neue Freie Presse et la Reichspost catholique conservatrice sont les bêtes noires de Kraus. En revanche, le journal social-démocrate Arbeiter-Zeitung est épargné. Cette critique des médias est sans doute trop générale pour apparaître aujourd'hui comme entièrement convaincante. La sagacité de Kraus est parfois aveuglée par ce que Théodore Lessing caractérisait comme « l'exemple le plus lumineux de la haine de soi juive ». Juif assimilé lui-même, il attaque avec acharnement les journalistes juifs, il donne aux profiteurs de guerre des noms typiquement juifs, comme si les Juifs d'Europe centrale n'avaient pas été du côté des victimes plus que du côté des fauteurs de guerre.

Venu en 1927 présenter à la Sorbonne ce texte, que l'on peut définir comme « l'hypertexte » ou comme « le dépôt d'archives sonores » de la Première Guerre mondiale, Karl Kraus prononça en introduction le texte publié dans la traduction française de la version scénique : « L'Oiseau qui souille son propre nid ». Il y proclame que, « pendant la guerre, tout intellectuel s'est rendu coupable de trahison s'il ne s'est pas révolté contre sa patrie quand celle-ci était en guerre ».

Face à l'immensité des désastres de la guerre, le texte de Karl Kraus prend dans plusieurs passages une dimension mythologique, allégorique ou métaphysique. Les évocations de l'Apocalypse sont nombreuses. Mais Kraus, même dans les moments pathétiques de sa pièce, ne quitte pas longtemps le registre ironique et transforme les figures diaboliques en pantins bouffons. À la fin de la scène intitulée « La Dernière Nuit », il résume magistralement sa vision désespérée d'un univers livré à l'absurde en prêtant à Dieu lui-même un geste de dégoût envers sa Création et en mettant dans sa bouche les paroles prononcées par le kaiser Guillaume II au moment de signer la déclaration de guerre : « Ce n'est pas moi qui l'ai voulu. »

En 1990, à Turin, Luca Ronconi a donné une mise en scène de cette œuvre réputée « injouable ».

— Jacques LE RIDER

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