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LES DÉSORDRES DU TRAVAIL (P. Askenazy)

Pendant longtemps, la pénibilité et la dangerosité du travail ont été analysées largement comme le revers de la médaille du taylorisme et du travail à la chaîne. C'était, pensait-on, la conséquence des « cadences infernales », du travail de nuit, de la monotonie qui va de pair avec la parcellisation du travail : si le Charlot des Temps modernes ou le Tintin de Tintin en Amérique parvenaient à sortir indemnes des engrenages des machines qui broient, dans la vie quotidienne de l'usine ou du chantier, il n'était pas rare, hélas, que les victimes du monde réel aient moins de chance. Heureusement, espérait-on, le déclin de cette forme d'organisation du travail et l'essor d'un nouveau système productif, fondé sur la polyvalence et la responsabilité des acteurs, allaient modifier la donne.

Or, nous explique Philippe Askenazy dans Les Désordres du travail (coll. La République des idées, Seuil, Paris, 2004), c'est l'inverse qui s'est passé : le nombre des accidents de travail et celui des maladies professionnelles ont explosé. Le « productivisme réactif » – comme Philippe Askenazy nomme la nouvelle organisation du travail qui s'est imposée dans les années 1990 – a engendré des désordres croissants. Ces derniers ne sont pas l'effet d'une plus grande attention portée aux conditions de travail et ne sont pas non plus à expliquer par une souffrance individuelle provoquée par du harcèlement, ce « type sournois de violences non physiques répétées » que bien des auteurs, Yves Clot ou Christophe Desjours par exemple, ont mis en évidence. L'amélioration de la qualité du thermomètre ou le ressenti personnel de chaque acteur peuvent jouer un rôle dans le fait que le stress au travail va croissant. Mais le livre de Philippe Askenazy ne porte pas sur le mal-être. Il porte sur les accidents, qui sont dus à l'intensification du travail. Le productivisme réactif dont on attendait sinon des miracles, du moins des améliorations substantielles, s'est révélé être un mirage : les améliorations potentielles de conditions de travail dont il est porteur ont été annulées par une sorte de détournement.

Avec le taylorisme, c'était la machine qui fixait le rythme. Désormais, ce sont les acteurs eux-mêmes. Sous la pression du client, de l'employeur ou de l'appât du gain (les primes), les bornes de la prudence sont franchies. La tension permanente – celle de la qualité « totale », du « zéro stock », des délais à respecter – engendre plus d'accidents nouveaux que la régression du travail taylorisé n'en fait disparaître. La modernisation est « à choc d'accidents », argumente Philippe Askenazy : tout ce qui contribue à accentuer la croissance des gains de productivité (« un choc de productivité », disent les économistes) contribue aussi à accroître la dangerosité du travail. Ce n'est pas la première fois que des spécialistes – médecins du travail notamment – montrent que les systèmes complexes de production, parce qu'ils rendent nécessaire un plus strict respect des procédures et exigent une attention de tous les instants, sont générateurs de risques accrus. Mais la thèse de l'auteur ne s'arrête pas là.

Le livre commence à devenir passionnant lorsqu'il va regarder de l'autre côté de l'Atlantique. Aux États-Unis, les firmes, sous la pression des assureurs, des syndicats ou du marché (effet de réputation) se sont souciées davantage du « facteur humain ». Là-bas, alors même que la lean production (généralement traduite en français par « production au plus juste ») y est plus répandue, la pression du marché plus forte, l'exigence de profit plus affirmée, le productivisme réactif a engendré une régression du nombre des accidents de travail. C'est la preuve que le système est « amendable et[...]

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Écrit par

  • : conseiller de la rédaction du journal Alternatives économiques

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