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LES DÉTECTIVES SAUVAGES (R. Bolaño)

Publié à Barcelone en 1998, lauréat en 1999 de deux des plus prestigieux prix littéraires du monde hispanique,Les Détectives sauvages (traduit par Robert Amutio, Bourgois, Paris, 2006) est sans conteste le roman le plus ambitieux et le plus abouti de Roberto Bolaño (1953-2003). Ce livre de près de 700 pages, d'une construction très élaborée, est divisé en trois parties de longueur inégale. Un premier ensemble, « Mexicains perdus dans Mexico », est un journal qui couvre la période du 2 novembre au 31 décembre 1975 et qui est tenu par un jeune Mexicain de dix-sept ans, en première année de droit. Essentiellement préoccupé par son « éducation sexuelle et poétique », Juan García Madero parcourt la ville de Mexico de long en large en s'accordant des pauses consacrées à des rencontres érotiques et à des discussions sur la poésie, au sein d'un groupe qui se réclame du « réalisme viscéral » et se proclame l'héritier d'un mouvement d'avant-garde mexicain des années 1920, à l'existence aussi brève qu'agitée, le « stridentisme ». Le groupe est animé par deux jeunes poètes-voyageurs, dont les noms n'ont pas été choisis au hasard par Roberto Bolaño : Ulises Lima est mexicain (allusion antinomique à l'écrivain cubain José Lezama Lima, le « voyageur immobile »), tandis qu'Arturo Belano est chilien (cet hétéronyme de l'auteur apparaît dans plusieurs de ses romans).

Les déplacements de ces deux personnages constituent l'élément unificateur de la deuxième partie, la plus longue et la plus complexe du roman, intitulée « Les Détectives sauvages » (1976-1996). Elle est constituée par une série de prises de paroles à la première personne, toutes précédées du nom du locuteur, du lieu où il se trouve et de la date de son intervention. Ces narrateurs sont des personnes d'âge et de conditions divers, qui rencontrent à tour de rôle l'un ou l'autre des deux protagonistes (voire les deux). Personnages de fiction et personnes réelles (Octavio Paz, le romancier espagnol Juan Marsé ou l'essayiste mexicain Carlos Monsiváis) alternent dans une succession chronologique de 26 séquences situées à Mexico, Paris, Londres, Barcelone, San Diego, Vienne, Tel-Aviv, Port-Vendres, Rome et Madrid, ainsi que dans plusieurs villes et villages d'Afrique. Le rapprochement, évoqué à plusieurs reprises dans le roman, avec Easy Rider, le film de Denis Hopper, n'est donc pas innocent. Comme dans le film, des individus initialement inconnus sont croisés par Lima et Belano, au hasard de leurs pérégrinations. Bolaño réussit là un véritable tour de force, en jouant sur les registres langagiers de personnages pitoyables ou inquiétants, qu'il traite avec un humour souvent décapant. Néanmoins, il a bien perçu le danger que représentait, pour la cohérence du livre, cette extrême diversité des voix et des lieux : aussi introduit-il un fil conducteur sous la forme du récit, découpé en onze fragments, d'un vieil ivrogne, écrivain public à Mexico, qui a rencontré jadis Cesárea Tinajero, une des fondatrices du « viscéralisme réel », disparue au fin fond du Sonora et recherchée par les trois protagonistes – « les détectives sauvages » – dans la dernière partie du livre, qui porte à nouveau la date de 1976.

Le nomadisme des personnages – qui ne cessent à aucun moment de parler littérature et politique avec leurs différents interlocuteurs – doit d'abord se lire comme un acte de résistance par rapport aux pouvoirs constitués et à la culture hégémonique, et comme l'expression d'un refus de l'immobilisme, de l'uniformisation, mais aussi de la société de consommation. L'errance géographique se double d'un voyage à travers la littérature : l'une n'est pas séparable de l'autre. Belano et Lima, éternels migrants, sont les catalyseurs d'un puissant échange symbolique[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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